« Tu sais Aurèle, il n’y a rien de plus beau qu’un iceberg qui chavire. Pour l’avoir vu, je peux te dire qu’on a l’impression d’assister à la naissance d’une montagne ».
Je ne pouvais commencer ce texte que par ça, comme ça. Par cette citation précise et pas une autre. Car, sachez-le d’emblée, aucune autre phrase ne reflète aussi bien l’entièreté d’un récit qui mêle de manière improbable mais magnifique le chaos d’une vie sur le point de changer et la splendeur de celle-ci quand enfin, la chrysalide devient papillon. Et puis, j’aime cette citation rien que parce qu’elle contient ce prénom, Aurèle. Parce que ça me fait penser à tous les prénoms des empereurs romains que j’affectionne (pas tous hein, Commode et Claude, ça fait moins rêver, on est d’accord). J’aurais adoré appeler mon fils Octave ou Auguste, César et surtout, Hadrien. Hadrien. Parce qu’à chaque fois que je l’aurais interpellé, j’aurais pensé aux mots somptueux de Marguerite Yourcenar. « Tout bonheur est un chef-d’œuvre : la moindre erreur le fausse, la moindre hésitation l’altère, la moindre lourdeur le dépare, la moindre sottise l’abêtit ». Quoique, en y repensant, si on y juxtapose une phrase du quotidien, ça devient un chouya bizarre. « Tout bonheur est un chef-d’œuvre : la moindre erreur le fausse, la moindre hésitation l’altère, la moindre lourdeur le dépare, la moindre sottise l’abêtit. Hadrien, range ta chambre ! » Voilà, j’ai abandonné l’idée, d’autant plus que si on n’a pas la ref, on risque de se dire que j’ai lâchement cédé à la mode de mettre des h partout dans les prénoms même quand on ne s’attend pas à avoir de h dans ces dits prénoms. Juhlia. Vhictoire. Lhucas. Basthien. Hadrien. Je ne juge pas. Ou peut-être un peu, si. Je présente ici mon Mea Culpa antiquement de circonstance. Pour clôturer le sujet, il faut bien avouer que prénommer mon fils comme un empereur, ça n’aurait pas fonctionné tout court. Les empereurs romains étaient de grands tordus sanguinaires. À divers degrés mais quand même. Est-ce que c’est vraiment l’image qu’on se fait d’un petit enfant choupinet et innocent ? Non. Donc, Oscar, quoi. Et ça lui va très bien.
Je m’égare, je m’égare, je m’égare. Mea Culpa bis.
Faire chavirer des icebergs. En dehors d’une réalité climatique certaine, cette expression est, vous l’aurez compris, une métaphore. De la vie de notre héros, Aurèle ou, en tous cas, de ce qu’il devrait faire de sa vie. C’est cette allégorie qui est représentée sur la première de couverture.

Contrairement à ce que l’on pourrait penser de prime abord, la vie d’Aurèle ne va pas prendre une tournure mélo-dramatique comme dans un téléfilm américain de TF1 du lundi après-midi. Il n’a pas véritablement de problème, ce genre de Problème, non, il y a juste une possibilité qui s’offre à lui, qui chamboule tout ce qu’il est profondément et qui va le pousser à se révéler aux autres. Vous n’avez rien compris à mon topo digne d’un résumé télé 7 jours d’un téléfilm américain de TF1 du lundi après-midi ? D’accord, d’accord. Lisez plutôt cette présentation de l’éditeur:
« Aurèle est ravi. En décrochant un stage de cinq semaines loin de chez lui, il va pouvoir prendre le large et s’éloigner de sa mère vraiment collante. Là-bas, c’est un tourbillon qui l’attend. Il travaille sur un incroyable chantier au bord des fjords, découvre un tout autre monde que le sien. Et surtout, très vite, il fait la connaissance de Matthias, dont le regard bleu pur et le charisme de dingue l’électrisent instantanément. Aurèle a beau savoir qu’il est en couple avec une fille, impossible de ne pas penser à lui ou de passer à autre chose. Et si c’était le moment d’assumer qui il est ? D’oser se dévoiler ? De faire chavirer l’iceberg, en quelque sorte ? »
Bon, avant de passer à la suite, il faut que je rectifie un élément du résumé ou, tout du moins, que j’apporte quelques précisions. Sa mère collante, elle est professeure-documentaliste. Oui, cela est énoncé comme ceci, texto dans le roman, et parce que j’ai rarement vu cette appellation écrite noir sur blanc, il fallait que le signale. Qu’elle soit collante, un peu parano, stressée de la vie à la folie, qu’importe, c’est une professeure-documentaliste collante, parano, stressée de la vie à la folie. Et ça c’est carrément cool.
Précision faite ! Revenons à ce résumé qui donne envie et qui évoque quasiment tout ce que vous allez lire de chouette dans ce récit, même s’il aurait fallu y ajouter les mots tricot, Dracaufeu et sorbet aux algues. On y reviendra plus tard.
Ce roman va vous dépayser, dans un premier temps. Certes, vous aurez toujours un pied en territoire connu sur quelques pages, mais vous allez aussi enfoncer l’autre pied dans ce territoire merveilleux des Grands Fjords. Et ce sera délicieux. Aussi doux et aérien que la chanson « Waves » de Dean Lewis que l’autrice conseille d’écouter en lisant la première partie du roman (j’aime beaucoup l’idée d’une playlist qui matche avec la lecture en cours). Vous allez découvrir la ville de Clarée, laquelle s’est construite à l’embouchure d’une rivière, en plein coeur du parc des Grands Fjords. Ciel, terre, océan, rivière, tout y est grandiose. Et, petit bonus, Clarée est la capitale du tricot. « Là-bas, c’est une institution. Il y a des cafés tricots où les gens se retrouvent avec leurs aiguilles et leurs pelotes. Même les hommes ». Même Aurèle ? Oui. Est-ce qu’il deviendra un dieu du tricot ? Spoil : non, mais il ressortira de ses tentatives tricotesques une production qui prendra tout son sens. Franchement, tout ça donne terriblement envie de décrocher nous aussi un stage à Clarée juste pour nous y immerger. Maintenant, là, tout de suite. Ce n’est pas comme si nous n’en avions pas besoin, en plus.
Parlons d’ailleurs, dans un deuxième temps, de ce fameux stage sur un incroyable chantier des Fjords. Que j’aime le fait que ce héros de ce roman soit en lycée professionnel, un établissement qui enseigne les différents métiers du bois, plus précisément. On a davantage l’habitude de découvrir des parcours standardisés, en filière générale dans des lycées lambdas. Mais ici, on a cette occasion remarquable, presque inespérée malheureusement, de prendre connaissance de la voie professionnelle. Et quand on saisit l’importance et la beauté de ce que va entreprendre Aurèle sur ce chantier, ça rend la chose plus admirable encore. En effet, l’adolescent va aider à créer des « bulles de vie », sortes de chambres individuelles, dans un Centre de Santé. Voilà. C’est essentiel de valoriser cette orientation et Aurore Gomez le fait admirablement bien. Surtout quand on sait que, parallèlement, certains réalisateurs et autres producteurs comme un certain Hanounou, tentent de mettre à mal une image d’élèves très souvent en souffrance dans des cursus scolaires considérés comme atypiques. Petit conseil bien bien bien orienté du jour : n’allez pas voir le film « Les Segpa » qui sort, qui sort quand déjà ? Je m’en fiche. Jamais, je l’espère. Valoriser ces parcours qui sortent de cette normalité brandie sans cesse, ces filières, ces élèves, ces enfants, il faut le faire. Absolument. J’ai été professeure-documentaliste deux années durant en lycée professionnel et je peux vous dire que si deux heures de route ne me séparaient pas de mon domicile, j’y serais sans doute encore aujourd’hui. Je travaillais dans un CDI recouvert de moquette, aménagé dans une ancienne salle de classe mais ce n’était pas important. J’ai créé un lien avec pas mal de ces grands gars de 16 ans et plus. Ça, c’était important. Et, si tout n’a pas été évident, j’ai vécu des moments de grande intensité grâce à eux. Notamment -et je suis obligée de m’épancher ici pour dégommer une fois pour toutes les préjugés- des instants hors du temps vécus dans une petite ville vosgienne qui possède un théâtre dont la scène s’ouvre sur la forêt. En une semaine, j’ai vu des miracles sur des jeunes hommes qui s’en contrefichaient, le premier jour, de pratiquer le théâtre dans une ville située à 45 minutes de leur lieu d’habitation. C’était pas l’Espagne, quoi. J’ai vu des adolescents se redresser, mais vraiment se redresser, d’autres parler, mais vraiment parler. Et lorsqu’au terme de leur semaine théâtrale, ils ont achevé la représentation qu’ils avaient préparée avec une comédienne, j’ai vu. Un truc indicible, presque. Sachez seulement que je n’étais plus moi-même lorsque je les ai contemplés sur scène, se tenant la main pour rejoindre la forêt au son de « Sabali » d’Amadou et Mariam. Je n’étais que larmes tant c’était beau, ce spectacle qui s’offrait à moi tel un cadeau. Bon sang, c’est ce genre de choses qu’il faut valoriser. Parce qu’il existe encore des gros cons -excusez-moi mais je suis obligée- qui pensent que la filière professionnelle est une sous-filière pour les sous-doués. Comme les grands-parents de Matthias qui, lorsqu’ils font la connaissance d’Aurèle, lui déclarent : « Un lycée professionnel« . « Avez-vous tout de même l’ambition de poursuivre vos études après votre bac ? » Vous visualisez le truc ? Et vous entendez ce ton condescendant ? Celui qu’on pourrait employer en ramassant la crotte encore chaude de son chien, sans les gants mais avec une mimique dégoutée de circonstance.
On se dirige vers un troisième temps, non ? Vous remarquerez que j’essaye d’écrire des articles davantage structurés. Le troisième temps est important. Car je vais vous parler du thème principal du roman : l’homosexualité. Depuis quelques années, il y a de plus en plus de romans jeunesse qui mettent en scène des adolescents homosexuels. Enfin. Merci. Ce n’était pas trop tôt. Et on apprécie. Aurèle fait partie de ces personnages mais ce qui est abordé différemment dans ce livre, c’est que l’homosexualité n’est pas présentée comme un problème car le véritable problème, il est autre pour Aurèle. Il s’agit d’avouer au beau Matthias qu’il est amoureux de lui. Ce genre de pas qui semble impossible à franchir tant l’enjeu est immense. Ce genre de pas que chacun de nous a fait ou fera un jour. Si on pouvait le faire bien, en justesse, délicatement, et pas comme des gros bourrins d’éléphants soldats en pleine marche militaire dans la jungle -ça vit dans la jungle les éléphants ?- ce serait encore mieux. Et, c’est vrai, il y a également la question de la révélation de l’homosexualité à son entourage et à sa mère -la prof doc flippée pour rappel. Cependant, la question n’est pas de savoir si Aurèle va le faire mais plutôt de savoir quand il va le faire. Cette appréhension est énoncée dès le tout début du roman.


Si vous avez bien lu cet extrait, vous avez deviné qu’ Aurèle possède un sens de la dérision hors du commun. Quitte à oublier qu’il est temps de dire les choses, sérieusement. Mais ça, ça prend parfois un peu de temps. Il y a, avant toute chose, une histoire d’amour à vivre et entre Aurèle et Matthias, ça ne déconne pas. On est sur du high level (oui, je spoile un peu mais je ne peux pas ne pas vous parler de cette histoire d’amour qui finit par aboutir, et pas à la toute fin du récit, dieu merci, on n’est pas en train de regarder l’épisode 15678 des « Feux de l’amour »). Elle est bien trop belle, cette histoire. Elle est poussée par des déclarations comme on les aime…
« Aurèle, je t’aime. Comme un dingue. J’aime ta franchise. J’aime sentir que je t’ai blessé par maladresse. J’aime la façon dont tu exprimes tes sentiments. J’aime tes yeux, qui cherchent à savoir si je ne mens pas, et ton corps musclé ».
Et aussi de jolies premières fois dont LA première fois décisive, qui se vit dans une soupente poussiéreuse et même que c’est beau, malgré la poussière, les petites bêtes et tout ce genre de choses qui ne font pas rêver, en général.
Néanmoins, l’homophobie n’est pas occultée dans ce roman. Il y a des réalités qu’on n’aimerait pas lire et encore moins connaître. Mais elles existent. Et elles sont dites ici.

Matthias a été victime et ce, doublement. Car il n’a pas seulement subi la violence, il a aussi été sanctionné par son établissement scolaire pour s’être défendu. Alors bien sûr, il faut parler d’amour, du grand Amour, mais aussi de ce qui est moche et insupportable. Peut-être qu’un jour, à force de dénoncer et surtout, de parler, les amoureux homosexuels pourront vivre naturellement. « J’enviais le couple hétéro qui se roulait des pelles à quelques mètres de nous. Ils pouvaient exposer leur amour aux yeux de tous. Est-ce que serait possible, un jour, pour nous ? ».
1.2.3 et 4 ! Quatrième temps. Les personnages. Ceux qui gravitent autour d’Aurèle et de Matthias. Ils sont tous géniaux et ils possèdent tous leur importance à un moment ou à un autre du récit. Il y a Will, le presque-frangin débarqué dans la vie d’Aurèle en même temps qu’un beau père sympathique qui a toujours une main réconfortante à poser sur une épaule. Des copains aux noms de Pokemon (Dracaufeu ! Dracaufeu, quoi). Un maître de stage aussi bienveillant qu’un père et que tout père devrait être. La maman prof-doc qui, en réalité, n’a de rien d’une psychopathe psychotique, c’est simplement une maman et une maman a peur, par essence, non ? Et enfin, il y a une nouvelle amie, waouh. Sensationnelle Louisa. Aurèle la rencontre à l’aéroport alors qu’il se rend à Clarée pour la première fois. Leur rencontre est… comment dire ? Assez atypique. Disons que le soutien-gorge tombé du sac de Louisa se retrouve malencontreusement accroché au pull jaune moutarde d’Aurèle, « un peu comme une guirlande sur un sapin de Noël ». Cela ne gêne pas Louisa le moins du monde. Elle est ainsi, spontanée, pleine de vie, attachée aux choses essentielles, le reste on s’en fout, après tout. Et le tricot en fait partie, de ces biens essentiels. Vous passerez de nombreux passages en compagnie de Louisa dans le café tricot qu’elle affectionne particulièrement. Certains évènements décisifs peuvent même se dérouler dans des cafés tricots. J’aime tellement Louisa. C’est comme si son personnage était entouré d’une aura lumineuse faite pour éclairer la vie de tous. Y compris celle des lecteurs. C’est pas fou, ça ?
On en arrive à la conclusion. Elle va être simple et je l’espère quelque peu délicate, à l’image du roman. Je suis éprise de ce livre, j’image que cela doit se ressentir. Je crois qu’outre tous les messages primordiaux et par moment graves qu’ils nous transmet, je l’aime profondément parce que c’est un livre joyeux. Et cette joie, je m’y accroche corps et âme. Le bonheur est aussi simple qu’un p’tit meeting amical sur la plage consacré à refaire un monde qu’on aime gentiment détester. Sans oublier les éléments IN-DIS-PEN-SA-BLES pour que ce moment joyeux soit parfait : une jolie couverture en patchwork, des flûtes traditionnelles de la région des Grands Fjords et un bon sorbet de glace aux algues.
Vous avez là l’occasion de revivre cette insouciance qui semble s’échapper de notre vie, actuellement. Grâce à ce roman, on peut à nouveau. On peut. Et c’est si précieux.