Quand j’ai lu le résumé de ce roman, lors d’une énième visite en librairie, mon cœur a vrillé. Direct. J’ai aussitôt repensé à l’un de mes films préférés, petit bijou cinématographique, sorti en 2006. Seize ans, déjà ! Little Miss Sunshine. Je ne sais pas si vous l’avez déjà vu mais il faut le voir pour tout un tas de raisons. Surtout parce qu’il est barjo mais beau parce qu’il est barjo. Et magnifiquement inoubliable parce qu’il est beau parce qu’il est barjo.
Olive n’a même pas huit ans et sait déjà ce qu’elle veut. Elle a un rêve, celui d’être mini Miss. Oui, là vous êtes certainement en train de vous écrier « au secours » mais non, non, vous avez tort. Car ce n’est pas un film dégoulinant de paillettes et de malaise absolu, combo complètement probable dans l’univers des mini miss aux Etats-Unis, mais un road-trip incroyable, porté, mené par les membres d’une famille complètement à la dérive et complètement dingues, chacun à leur façon. Olive et son rêve se tiennent là, rayonnants de joie et d’innocence au milieu d’eux et de toute cette situation foutraque. C’est Olive qui les relie tous et leur offre un fil rouge vital. Pffffiiiiiouwaouh (c’est l’onomatopée d’un soupir d’admiration ça, non ?) KO total.

Le roman « Annie au milieu » d’Émilie Chazerand me fait penser à ce film parce que j’y ai retrouvé les mêmes singularités qui font ressentir les mêmes choses. De manière puissante et presque violente. Dans le film, on retrouve cette folie déterminante, un portrait identique d’une famille à la dérive au sein de laquelle chacun doit trouver sa place, des interrogations semblables sur la norme, sur la normalité et logiquement donc, sur l’exclusion. Ces deux œuvres possèdent cet optimisme, cette joie incroyable qui accompagne votre lecture/votre visionnage pour finalement vous laisser coi, ce signifie -de manière plus limpide- que mon visage n’était que bouche bée et larmes torrentielles. J’ai refermé le livre, j’ai lu le générique de fin de film, j’étais incroyablement moche mais heureuse avec, vous pouvez aisément l’imaginer, mon visage inondé de mascara dégoulinant et de bave dégoulinante. Bref, j’étais ignoble mais je remerciais la vie toute entière.

« Velma et Harold sont le frère et la soeur d’Annie. Annie est « différente » . C’est comme ça que les gens polis disent. Elle a un chromosome en plus. Et de la gentillesse, de la fantaisie, de l’amour en plus, aussi. Elle a un travail, des amis et une passion : les majorettes. Et Annie est très heureuse parce que, pour la première fois, sa troupe aura l’honneur de défiler lors de la fête du printemps de la ville.
Mais voilà, l’entraîneuse ne veut pas d’elle pour cet événement : elle n’est pas au niveau, elle est dodue… Bref : elle est « différente » . C’est bête et méchant. Ca mord Annie et les siens, presque plus. Alors, qu’à cela ne tienne : Annie défilera, avec son équipe brinquebalante, un peu nulle mais flamboyante. Ses majorettes un peu barjo. Ses barjorettes, quoi«
Annie est différente, c’est comme ça que les gens polis disent…
La différence. C’est le grand thème de ce roman. La différence et surtout la manière dont est perçue cette différence.
Parlons de la trisomie, tout d’abord. Naturellement, il y a une floppée de personnes intelligentes et sensées qui perçoivent Annie comme tout être humain devrait être considéré : avec bienveillance. Mais il existe encore des gens qui sont juste abjects. Sans même le cacher, comme ces clients du Little Asia Mini Market, dans lequel Annie travaille, qui la traitent de « mongolita » et qui lui font des allusions sexuelles à gerber. Ou plus insidieusement, comme l’entraineuse de l’équipe de majorettes qui refuse qu’Annie défile avec la troupe, lors de la fête du printemps. Et ça, ça donne juste envie de tout casser et si ça doit être la gueule du gars qui dit ou de la meuf qui fait, alors tant pis. J’aime tellement la réaction de la maman d’Annie après coup, lorsqu’Elodie, l’entraîneuse de l’équipe de majorettes, annonce son infâme décision. C’est narré par la jeune fille elle-même :


Annie. Elle est belle, lumineuse, innocente. Elle ne sera jamais aussi bien décrite que par son grand-frère Harold et sa petite soeur Velma, qui l’aiment infiniment. Les trois enfants de la fratrie prennent tour à tour possession de la narration et rendent le récit vivant et criant de sincérité. Cela peut être également extrêmement douloureux. Car la naissance d’une enfant trisomique, c’est un bouleversement. Avec un impact sur chaque membre de la famille. Sur la famille toute entière. Il y est difficile pour Harold et Velma de trouver leur place et de se sentir aimés pour ce qu’ils sont eux, et non parce qu’ils ne sont pas Annie. Il est difficile pour la mère de ne pas vivre cette vie rêvée d’architecte épanouie alors qu’elle doit enchaîner les rendez-vous et vivre sa vie telle une Sainte sacrificielle, au détriment des besoins des autres, de ses besoins à elle. Difficile de ne pas se sentir coupable, de ne pas se dire « avec les enfants, j’ai tout raté. Je les ai gâchés ». Il est difficile pour le père d’arrêter de se cacher derrière l’humour ou de rester toujours détaché, quitte à faire penser qu’il ne sait plus aimer. Avoir un enfant trisomique, c’est un bouleversement. Ce serait si facile si chacun pouvait aisément se l’approprier, ce bouleversement. Mais on le sait, rien n’est acquis car rien n’est linéaire et prévisible. Dans toutes les familles, c’est ainsi. C’est plus long et douloureux pour certaines. Seulement, si l’amour est présent, même s’il est enfoui, il renaîtra. Et dans ce roman, il renaît. Et quelle renaissance. Simple. Basique. Basique. Simple. Comme dans la chanson d’Orelsan qu’ils choisissent pour leur représentation de « barjorettes ». Simple. Basique. Basique. Simple. Et remarquablement bordélique ! Mais c’est beau, le joyeux bordel, non ?
Harold et Velma sont également différents et souffrent de cette différence. Harold, c’est un jeune adulte doté d’une grande sensibilité mais qui la freine, volontairement ou inconsciemment, on ne sait pas trop mais on devine. Il a choisi de stopper ses études sans le dire à sa famille, ce qui entraîne quelques complications jusqu’au drame que l’on sait inévitable. De plus, il est homosexuel. Et s’il y aujourd’hui une tolérance bien plus grande par rapport à l’homosexualité -il était grand temps, bordel- il est toujours difficile de l’avouer à ses proches, surtout quand on a une famille à l’équilibre plus que précaire. Voilà pourquoi Harold n’ose pas avouer que Camille est Camille. Et pas Camille. Il n’y a qu’Annie qui sait. C’est sans doute la plus perspicace, la plus intelligente, n’en déplaise à ce gros connard de psy qui l’a diagnostiquée avec un QI de 52 et rien d’autre. « Faites le deuil de ce qu’elle ne sera jamais ». On a le droit de l’insulter, lui aussi et de lui souhaiter une gangrène des testicules ? Bref, Annie sait mais les autres ne voient pas ou ne veulent pas voir. Harold devra prendre du recul, s’éloigner quelques temps pour réfléchir à cette différence qui le constitue et qui reste à montrer au reste du monde. Et à sa place qu’il doit considérer. Ce n’est en rien plaisant. « J’en ai les larmes aux yeux, tout à coup. Je suis fatigué. Parce que c’est fatiguant, d’essayer. Toutes les heures. Et d’échouer, toutes les heures ».
Velma se sent différente, elle aussi. Elle a ce statut complexe de cadette et de celle qui arrive après. Après Annie. Toute la lecture durant, nous sentons ce poids qui la heurte, elle qui ne se sent pas légitime d’être née. C’est terrible de dire cela. C’est cependant ce qu’elle arrive enfin à exprimer à sa mère. C’est vital. Elle doit poser la question. Sinon, elle meurt, elle se meurt. « Pourquoi tu m’as faite ? » On ne peut pas s’établir en psy de pacotille et se demander si c’est à cause de cette culpabilité d’exister qu’elle ressent le monde avec une telle hypersensiblité mais on ne peut s’empêcher de se dire que cela fait d’elle une personne clairvoyante, dans le sens où elle voit la vie comme elle est. Parfois elle est moche et douloureuse, parfois elle est belle jusque dans ses moindres détails.

Tous les personnages ont leur importance, leur sensibilité, leur manière de voir le monde et de cohabiter avec lui. Tous sont merveilleux. La grand-mère un peu foldingue mais fragile, la tante-dont-tout-le-monde-a-besoin, Hui évidemment, Camille qui bouscule parce qu’il faut, les poules confidentes, maman Zhou qui réalise des maillots de compétition comme un feu d’artifice avec des cristaux facettes blancs et des capes en plumes d’autruche roses. Tous ces personnages gravitent autour d’Annie et Annie est au milieu, elle fait office de soleil. C’est le « sentiment océanique » de Romain Rolland. Velma la décrit très bien, « cette impression soudaine de ne faire qu’un. De faire corps. Cœur commun. Avec l’univers tout entier ». Nous lecteurs, nous faisons partie de cet univers tout entier. Avec cette impression magnifique. Ce sentiment océanique. Qui nous fait nous sentir joyeux, libérés, vivants.
Alors, la fameuse différence dans tout ça ? Elle rend les gens meilleurs, plus sincères, aussi. Elle n’est pas faite pour éloigner les gens les uns des autres mais bel et bien pour les relier. Et pour leur permettre de trouver LA place, enfin, qu’importe si c’est celle d’une planète naine qui n’existe plus. C’est la place parfaite. Celle qui convient.