
Martine ne sait rien faire. J’aime beaucoup ce titre. Parce qu’avec sa forme négative et la référence à Martine qui sait tout faire et qui va partout et qui est une fille de ce temps désormais révolu -Martine fait les courses, Martine en montgolfière, Martine embellit son jardin, Martine petit rat de l’opéra, bref Martine fait des tas de trucs dans 61 albums- on comprend bien que notre Martine de ce roman-là sera une anti-héroïne. On a clairement envie d’ajouter au titre « Martine ne sait rien faire » l’injonction « et alors ? »
Ben oui, et alors ? Est-on obligé d’être exceptionnel pour être apprécié ? Non, bien sûr que non. C’est tout ce que ce roman démontre à la perfection. D’ailleurs, il faudrait se demander ce que c’est, qu’être exceptionnel. Car nous le sommes tous, pas besoin d’être super connu, de remplir des zéniths ou d’avoir traversé un océan à la nage (Spoil alerte : je coulerais au bout de 3 mètres car je pratique la nage du petit chien qui se bouche le nez, si le pourquoi du comment de cette nage toute personnelle vous intéresse, c’est par ici). Chacun possède des qualités, des compétences, des sensibilités qui font de lui un être exceptionnel.
Sauf que. Quand on est enfant, on a besoin d’être valorisé, encouragé, récompensé. Et Martine fait clairement partie de ses enfants qui n’ont pas eu de médailles et autres trophées. Dans les compétitions qu’on fait parfois subir aux enfants, elle a toujours été dernière. Elle n’a même jamais pu rivaliser en faisant preuve d’un esprit de compétition. Car elle a toujours été fidèle à elle-même :
« Quand on ne sait rien faire, on est rarement récompensé, encore plus rarement honoré. C’est normal. En tous cas, c’est la coutume. Aussi, Martine avait-elle été épargnée jusqu’alors par les premiers prix et les félicitations, par tous les chamois, les tritons et autres ragondins d’argent dont on décore volontiers les enfants pour les habituer à être plus forts que les autres. Et que les enfants adorent. Bref, toutes ces médailles en toc lui étaient passées sous le nez depuis toujours ».
Je suis un peu Martine dans l’âme, pour tout vous dire. Du moins, quand j’étais enfant. Bon ok, j’ai vécu quelques moments de gloire dont je peux un peu me vanter, comme par exemple la fois où je suis arrivée à une audition de piano, que je me suis assise devant l’assemblée – 50 personnes maximum dans la salle de réception d’un hôtel de campagne mais pour moi c’était le Stade de France, sachez-le- que j’ai dit à ma professeure que non, je n’avais pas besoin de partition et que j’ai joué mon concerto comme Hélène Grimaud, par cœur et avec perfection. Bon, c’est ainsi dans mes souvenirs parce que si ça se trouve j’ai massacré le morceau. Ne demandez pas à ma maman de rétablir la vérité, elle vous dira sans nul doute qu’Hélène Grimaud s’est inspirée de ma prestation ce jour-là. Oui, il y a eu ce moment incroyable mais de manière générale, je suis plutôt de la team de la loose ou de l’éternelle deuxième. Comme la fois où, dans le cadre d’un concours de cuisine en CM2, on devait créer une recette en débutant par son écriture, que j’avais imaginé un « professeur au gratin » et qu’on m’avait refoulée en me disant que c’était dommage, j’aurais pu gagner et aller cuisiner mon prof en rouflaquettes d’aubergines avec les autres gagnants régionaux mais que j’avais oublié d’inscrire les ingrédients sur ladite recette. En même temps, oublier les ingrédients ? Oublier, quoi. L’histoire de ma vie. La voilà la vérité, je n’ai jamais reçu une quelconque médaille, même en chocolat. Alors quand, il y a trois ans, j’ai gagné, avec ma jolie famille en bazar et recomposée, une compétition familiale d’athlétisme qu’organisait le club de ma fille, j’ai exulté. La coupe sponsorisée Bricoumarchou est dans la chambre de ma fille mais j’aurais très bien pu l’exposer dans ma chambre à moi. Je n’étais pas seule dans l’histoire, c’est vrai, mais j’ai tout donné et mon 100 mètres était digne des plus grands sprinteurs de l’histoire des sprinteurs. Bref, j’étais ENFIN arrivée première et j’avais une preuve.
Vous avez compris l’idée ? N’est pas héros ou héroïne qui veut. Qui peut. Ce n’est pas faute d’essayer.
Tout comme Martine. Elle a tenté beaucoup de choses qui n’ont rien donné ou plutôt si, des « fiascos dans le monde de la gastronomie, du camping et de l’agriculture ». Sa carrière musicale n’a jamais décollé non plus.
Cela laisse Martine indifférente. C’est ce qui est dit. Parce qu’en vérité, lorsqu’elle est mise en avant, récompensée, honorée dans la suite du récit, c’est un sentiment nouveau qui s’offre à elle : la fierté. Et la reconnaissance, aussi. D’avoir trouvé une amie qui la comprenne, l’encourage, la valorise et l’embarque dans ses projets, même les plus fous. Cette amie, c’est Isidora. « La nouvelle ». Qui vient d’un autre pays, par-delà l’Atlantique. Et qui est surtout hyper intimidante.
« Debout dans la cour ou assise dans la classe, elle avait le maintien de ces antiques félins sacrés, l’air serein et indifférent. Isidora avait 10 ans, 70 ans ou un siècle et demi, on ne savait pas ».
Les élèves ne savent pas comment réagir face à elle. Personne ne le sait véritablement.
« Ils ne la repoussaient pas pour autant, ne l’ignoraient pas davantage, et une certaine forme de respect s’installa finalement. On n’imagine pas les anciens Égyptiens agir autrement avec leurs sacrés chats ».
Personne ne le sait ? Saut peut-être Martine. Les deux jeunes filles n’ont rien en commun, vous l’aurez deviné. L’une se considère comme banale et presque transparente, l’autre est charismatique et extrêmement intelligente dans des tas de domaines. Qu’est-ce qui peut bien amener ces deux écolières à se fréquenter et à devenir amies, alors ? La réponse, on l’aime, on l’adore : les livres ! Oui, mille fois oui. Parce qu’Isidora souhaite ramener « son poids en livres » depuis la bibliothèque de l’école jusque chez elle, Martine propose son aide, elle qui habite dans le même quartier. Jour de chance, heureuse coïncidence, signe du destin ? On peut interpréter ce moment de bien des façons mais une chose est certaine : il a changé la vie de Martine à tout jamais. Elle a trouvé sa Isidora !
Il fallait que cette rencontre aboutisse à une invitation. Vous savez, CETTE invitation que certains enfants attendent et ne reçoivent jamais. Et bien, Martine l’a reçue, enfin.

Isidora est ce genre d’enfant qui s’émerveille de tout et surtout, qui cherche à comprendre. Elle est du genre à démonter les réveille-matins. « A vouloir comprendre pourquoi le soleil est rouge le soir, la lune rousse la nuit ». Tandis que Martine est ce genre d’enfant qui se laisse porter et évite de tenter certains trucs au risque de créer des catastrophes. Elles sont ces genres d’enfants oui, mais si elles sont très différentes, elles possèdent cette chouette capacité commune, qui n’est pas donnée à tout le monde : celle de rêver.
« Le temps gagné à ne pas parler du temps qu’il fait, elles le passent à rêver »
On devrait tous faire ainsi. On ne prend plus le temps de rêver, pas vrai ?
Leur rêve ultime. Voler. Pour des raisons disparates. On comprendra celle d’Isidora bien plus tard dans le récit et cela expliquera tout mais ce n’est pas si important de savoir. Ce qui est davantage essentiel, c’est la façon dont les deux petites filles vont se lier autour d’un projet fou, fantasque, fantastiquement fou : celui de créer une machine volante. Et c’est génial d’accompagner ses génies -humbles héritières de tous les savants-fous aux cheveux blancs en broussaille- chacune avec ses intentions et ses compétences. Et c’est encore plus génial de réaliser, pour Martine et en même temps que Martine, que « quelqu’un sur cette planète avait besoin d’elle ». Certaines phrases sont comme des claques que l’on se prend en pleine face. Bien sûr que tout enfant devrait ressentir cela, la fierté de se savoir utile et nécessaire. Avoir besoin de quelqu’un. Quant à l’honneur qui est promulgué, à posteriori, il vous met à terre, littéralement

Isidora ne restera pas. On en découvrira la raison. Mais l’empreinte qu’elle aura laissée dans la vie de Martine ? Elle est évidente et presque indescriptible. Parce qu’Isidora n’aura pas seulement donné confiance en Martine, elle lui aura permis de voir autrement et d’une bien belle manière ce qu’elle fait, crée, produit. Et surtout, de se voir elle, autrement. Et cette clairvoyance-là, c’est une sacrée belle fondation pour grandir, par la suite, dans ce monde où l’on a bien souvent oublié de prendre son temps pour analyser les choses, pour essayer. On a aussi nettement oublié d’être fier de soi. Et de rêver.
Merci à Dominique Périchon et à son récit de nous rappeler l’essentiel si joliment, si drôlement, si finiment. Et n’oublions pas, « il faut toujours se méfier des enfants qui ne ressemblent pas aux autres : ils sont capables de tout »