Bandes dessinées / Mangas, Coups de cœur

Le veilleur des Brumes / Robert Kondo & Dice Tsutsumi / Bande d’Ados

« Je crois que je connais un peu mieux… ce garçon que j’ai été… et celui que je suis devenu… »

Cela fait un petit moment que j’ai terminé l’intégrale de cette bande dessinée mais l’émotion est toujours intacte, merveilleuse quoiqu’un peu pudique, lorsque je la reprends dans mes mains. Juste avant de commencer à écrire cet article, j’ai touché ce livre, j’ai caressé la couverture avec amour et délicatesse comme si je lui disais merci. Merci à ce livre, merci à ses auteurs, merci à ce petit cochon -héros malgré lui- de m’avoir tant offert durant ces pages. Un peu de rêve mais surtout énormément d’espoir. Espoir pourquoi ? Pour quoi ? Pour l’après, après l’obscurité.

J’ai lu cette bande dessinée juste avant de perdre un être cher. Une personne avec qui je ne partageais pas le même sang mais avec laquelle j’étais liée par une sensibilité, un regard sur le monde, une évidence. Merci la vie. Je lisais cette bande dessinée et je savais, je savais que j’allais perdre cette personne bientôt. Et c’est fou comme parfois tout arrive à un moment donné, précis, ou peut-être pas d’ailleurs, mais tu as envie d’y croire, tu crois pas ? Qu’importe, j’ai lu ce récit et tout comme le héros, j’ai dit aurevoir, je lui ai dit aurevoir puis je me suis laissée envahir par cette dernière page, par cette aube qui annonce l’espoir et une vie autre. Pas une nouvelle vie. Une vie autre. Dans laquelle on est toujours ce que l’on est, mais avec, en sus, ce sentiment puissant de gratitude. Qui te fait voir les choses belles, qui te pousse à remercier et à te sentir plus fort, plus grand.

Rembobinons, s’il vous plaît. Pardon. De la noirceur, il y en a, dans ce récit. Elle est symbolisée par les brumes qui menacent le village de Val-de-l’Aube dans lequel ses habitants vivent insouciamment. Sauf Pierre qui, suite au décès de son père, est devenu veilleur des Brumes. Il lui incombe la tâche de s’occuper du barrage, dernier rampart contre cette marée d’ombres, marée mortelle. Les villageois ont oublié, depuis le temps. Lui ne peut pas. Oublier. Car tout dépend de lui. Tous ses autres camarades s’amusent, font des bêtises, apprennent. Lui, il fait juste semblant car tout repose sur ses épaules. Cette résignation. Elle est omniprésente. Etouffante. Mais elle est.

Vous l’aurez remarqué, Pierre est un cochon. Et sa meilleure amie est une renarde. Et son autre ami/ennemi/ennemipasttantqueça/etfinalementgrandami est un rhinocéros. Les personnages sont des animaux mais c’est fou à quel point on finit par ne plus y prêter attention. On en a moins l’habitude quand on lit des « trucs de grands » mais après tout, l’anthropomorphisme, c’est un peu la base de la littérature jeunesse (et je me permets d’ailleurs de déposer ici la sempiternelle question « Quel animal est Tchoupi ? », c’est cadeau les parents) mais après ? Après quand on grandit ? Pourquoi on ne garde plus ce principe ? Parfois c’est le cas et ça donne de grandes oeuvres. La ferme des animaux. Maus. Mais c’est trop rare. On devrait davantage y revenir, à l’anthropomorphisme. Non ? Fin de cette parenthèse aux allures d’analyse littéraire du dimanche, oups du mercredi. Oupsi du jeudi, désormais.

Que se passe-t-il quand l’équilibre vacille ? Plus que cela, quand tout s’écroule ? Réponse : c’est le chaos.

Or, du chaos peuvent naître de très belles choses. Si tant est qu’on traverse et qu’on réussit les épreuves qui s’offrent à nous. Et comme dans toute aventure initiatique, le héros n’est pas seul même si c’est à lui de se dépasser lors des différentes épreuves. Pierre est accompagné de ses amis dans cette course contre la montre pour sauver leur village. Ils ont neuf jours pour éviter la catastrophe. Sinon le village -et la vie qu’ils ont toujours connue- seront détruits par les brumes.

En chemin, ces trois compagnons feront des rencontres déterminantes. Et trouveront des Ailleurs. Qui ressemblent aux leurs. Ils diront bonjour. Parfois avec méfiance. Ils diront aurevoir. Souvent avec reconnaissance.

Regardez, regardez comme c’est beau de dire aurevoir. Il y a des aurevoir qui veulent dire merci.

La force du récit est là. Dans cette image, ci-dessus. Elle réside en cette fraternité. Tout est là. Tout est dit. Illustré avec finesse, poésie. Nous sommes dans le sublime. J’ai tant pleuré à la lecture de cette bande dessinée. Car elle vient chercher en nous ce qui est fondamental. Elle nous montre le sens. On peut l’oublier, parfois. Après tout, c’est humain. Mais le sens, le vrai ? Il est là, en nous et ici devant nos yeux. C’est l’amour. Tout simplement. La famille, les amis. Tous. Nous vivons tous pour aimer. Nous sommes tous vivants parce que nous aimons. Bon ok, tout ça ça fait très religieux ou niais ou peut-être même que ça me rappelle les paroles de ma prof de yoga qui énonce que nous vivons parce que nous aimons tandis que je m’escrime à tenir l’équilibre de l’arbre. Mais n’empêche, c’est juste. Sans amour, à quoi bon vivre ?

Quant à cette quête du père, elle me touche d’une façon indescriptible mais c’est une autre histoire, que je vous partagerai peut-être un jour, ici ou là. Elle est cependant éternelle car elle renvoie à la question de l’identité propre à chacun. C’est une quête douloureuse, sans nul doute.

Mais qu’elle est belle lorsqu’elle est résolue, aussi dramatique en soit l’issue.

Toujours. Toujours autant d’émotions en lisant cette merveille. Je ne sais pas quoi dire de plus. Il y a tout, dans cette bande dessinée. C’est une épopée aux allures d’universel. Je ne peux rien ajouter de plus. Je ne sais pas quoi ajouter de plus.

Ou peut-être que si. Cette bande dessinée me donne envie de dire merci. De remercier ceux qui font de moi celle que je suis. Heureusement que l’art nous rappelle bien souvent que l’essentiel est là. Avec eux. Ma famille, mes amis. Mes amis qui sont ma famille.

Avec Elle.

Non, ce n’est pas un aurevoir. Tous comme le fait Pierre le cochon, je ne dis pas aurevoir, je dis merci. Merci J. Tu as fait partie de ma quête initiatique, de mon épopée, aussi modeste soit-elle. Tu m’as élevée avec tes mots au quotidien, ta joie à toute épreuve -c’est le cas de le dire- ton infinie bonté et ton altruisme exemplaire. Je suis un peu plus forte grâce à toi. Je peux le dire.

Je crois que je connais un peu mieux cette fille que j’ai été. Et celle que je suis devenue.

Je souris. Je sais que tu aurais lu cet article avec attention. Et, comme toujours, tu m’aurais dit que tu étais fière de moi. Tu aurais laissé un cœur sur une story. Tu aurais accordé de l’importance à mon univers que je présente virtuellement. Et tu m’aurais serrée dans tes bras, en vrai de vrai, tout me déclamant quelques mots d’amour qui sourient. Tu aurais laissé ici et là-bas un peu, beaucoup, de toi dans ma vie. Tu as laissé ici et là-bas un peu, beaucoup, de toi dans ma vie.

Il y a tant de choses à voir après le chaos. Je le sais, maintenant. Il y a ce lever de soleil qui m’attend. Il y a toi, d’une autre manière, il faut que je la trouve. Et il y a eux.

Pour toi, J. Merci.

Merci à l’association Croqu’Livre pour la découverte au groupe lecture Ados

Coups de cœur, Romans pour ados

Retour à Moosonee / Antje Babendererde / Bayard Jeunesse

Vous qui désormais me connaissez un peu mieux, vous savez que je suis sentimentalement au top niveau et que j’aime parler amour. Et bien aujourd’hui, une fois n’est pas coutume, je vais parler crush (comme une ado et non pas comme la boomer que je suis, of course).

Sachez qu’il est tout à fait possible de parler de crush pour la littérature. De crush littéraire. Parce que ça arrive réellement. C’est comme un coup de foudre avec des mots, des personnages, une histoire. Mais comme tout véritable crush, cela reste assez rare.

Mon tout premier crush littéraire ? J’avais 8 ans et ce crush a viré en drama mezzo forte. « Toufdepoil » de Claude Gutman. Je dis pas, le titre, il est moyen, il prête à sourire mais EN AUCUN CAS on ne sourit en lisant ce roman que j’avais dû demander à ma mère à la fin de courses endiablées au supermarché alsacien du coin (au « Rond-Point » certainement, car en Alsace, il y avait de drôles de noms de supermarchés comme « Rond-Point » ou encore « Unico », bref). Pourquoi je l’ai demandé, ce livre ? Je vous le dis en mille : parce qu’il y avait un chien sur la couverture et qu’il ressemblait au chien que j’avais eu quelques années auparavant, un briard nommé Waldo. D’où mon crush pour Toufdepoil. Crush immédiat. Evident. Intense. Fortissimo.

Bon, en vrai, on est d’accord, j’aurais dû complètement me méfier de l’air paniqué du petit garçon. Mais j’avais 8 ans, hein, et le chien prenait tout la place sur l’image et dans mon cœur

Le speech, il est simple. Le petit garçon est fou amoureux de son chien qui lui apporte tout l’amour qu’il a perdu car sa mère est partie et que son papa l’élève seul. Ce dernier est en pleine dépression – en passant, c’était assez dingue d’aborder les thèmes de la famille monoparentale et de la dépression dans un roman jeunesse à l’époque – et le petit-garçon-dont-j-ai-oublié-le-nom va vivre un pur cauchemar, la faute à la belle-mère-atroce-tendance-mère-dans-vipère-au-poing qui débarque dans leur vie. Car oui, la belle-mère est horrible et le père va devoir faire un choix : le chien ou sa nouvelle femme. Vous devinez la suite ? Rajoutez à cela un terrible mensonge du genre « toufdepoil est allé rejoindre une jolie et gentille famille à la campagne » et vous aurez une idée de mon état de jeune lectrice à l’époque. J’ai rarement ressenti autant d’amour et de haine à la lecture d’un roman. Un crush qui fait mal. Qui finit mal. J’ai autant aimé ce livre qu’il m’a fait du mal. C’est-à-dire beaucoup, beaucoup, beaucoup. Un peu comme pas mal de mes histoires d’amour passées. Merde, en lisant ces mots, je me dis que j’aurais peut-être bien besoin d’une petite thérapie.

Mon premier crush pour ce chien, Toufdepoil, a été suivi de tant d’autres. Tobie Lolness, Hadrien, Sophie et SON choix, Miss Charity, Augustus Waters et Hazel Grace Lancaster, Colin et Chloé. Tous ces personnages que j’ai aimés à la folie et qui m’ont embarquée dans de sacrées montagnes russes d’émotions.

Je m’égare ? Oui, oui et encore oui. Comme d’habitude ! Quoique, pas tant que ça car il fallait bien une introduction pour vous expliquer que cette lecture, « Retour à Moosonee », c’est devenu un crush. J’ai pleinement jeté mon dévolu sur ce roman, sur ces personnages, ce lieu. Pourtant, je l’ai recommencé à trois reprises. Ce n’était pas gagné. Certainement que je ne devais pas abandonner la lecture, je DEVAIS lire ce récit. Crescendo.

Alors, ça parle de quoi ?

Tout part d’un lieu. Un « endroit ». « Il y a des endroits dans le monde qui ont le pouvoir de changer les gens. Je ne le savais pas encore, alors mais Moosonee était de ceux-là ». C’est dingue déjà, de lire ça. Je suis complètement d’accord avec cette idée. Je pensais être la seule à penser cela ! Tout comme une musique peut intégrer la BO de votre vie ou un livre peut coller idéalement à une situation qui vous définit, un lieu peut déterminer votre vie. Et puisque sur ce blog, je vous confie des tas de choses, je peux vous affirmer qu’à jamais, la Bretagne sera LE lieu de mon changement de vie lorsque j’ai effectué un virage à 180° à l’aube de mes trente ans. Je me souviens avec exactitude de chaque instant de ce voyage, des éclats de rire de mes amies, des confessions existentielles et nécessaires au bord d’une falaise ou autour d’un café, du sentiment d’être enfin moi sur une chanson de Beyoncé dans une boîte de nuit quasi vide de Crozon, de l’album de Nick Cave que j’écoutais sur la route du retour. Vers la réalité. J’ai eu un aperçu de ce que je pouvais être, en Bretagne et nulle part ailleurs. Ma vraie moi. Ça fait très télé-réalité dit comme ça, très « dans la vraie vie » comme s’il y avait une vie parallèle et une autre qui serait la bonne. Mais je n’ai pas mieux, là maintenant. La vraie moi.

Pour notre héros Jacob, le lieu décisif est le Canada, le Grand Nord, Moosonee. C’est ce lieu qui va lui permettre d’en savoir davantage sur ses origines. Jacob a tout un puzzle à assembler. Sa maman est allemande et est repartie vivre en Allemagne avec Jacob après avoir vécu quelques temps avec le père de Jacob – de la tribu des Cree – qu’elle a aimé éperdument depuis leur coup de foudre jusqu’à un terrible accident de voiture. Mon résumé est bancal, certainement mal formulé, mais je pense que vous avez saisi l’idée : Jacob ne sait pas qui est réellement son père. Par conséquent, il décide, à l’aube de l’âge adulte, de traverser la terre pour le rencontrer. N’en déplaise à sa mère ou à son beau-père (qui est sans doute la copie féminine de belle-maman dans Toufdepoil).

Dès lors qu’il débarque au Canada, diverses déconvenues lui arrive. C’est un euphémisme quand on sait qu’il va être attaqué par un ours. Sa vie dépendra alors de deux personnes, dont Kim, une jeune fille Cree quelque peu agressive rencontrée quelques heures auparavant dans un train. Ce sera la grande épreuve initiatique de la vie de Jacob et le fait que Kim en fasse partie n’est pas du tout anodin. Sans doute que cet évènement devait aussi se produire pour la jeune fille au passé bien douloureux.

Tout le roman possède comme une aura mystique. Totalement en raccord avec les croyances de ce peuple. C’est quelque peu magique dans le sens où il y a quelque chose qui vous dépasse. Tout ne s’explique pas rationnellement. Il peut y a voir des explications dans la nature, les signes, les songes.

La situation de Jacob n’est pas aisée. Lui qui a grandi en Allemagne et qui n’a connu la culture Cree que quatre ans durant. Dès lors, la recherche d’identité du jeune homme s’avère davantage ardue. « Jamais je ne m’étais senti aussi écartelé. D’un seul coup, mes racines cree prenaient le pas sur tout ce qui avait fait ma vie d’avant : mon choix d’être végétarien, ma haine de Stefan, mon combat contre la maltraitance des animaux, mon amour de la musique et du sport ».

Aucune rencontre n’est due au hasard, dans ce récit. Chacune d’entre elles est déterminante pour que Jacob puisse savoir qui il est réellement. Même quand il s’agit de rencontrer un ours.

C’est dingue comme le corps peut emmagasiner des tas de traumatismes et vous envoyer plein de signaux douloureux comme des alertes pour enfin résoudre la cause de ces traumatismes. Bon, on a aussi le droit de haïr tous ces professionnels qui ne prennent pas le temps d’écouter et relèguent les douleurs directement dans « la tête ». C’est dans votre tête, madame. Qui n’a pas déjà entendu dire ça ? Je crois qu’il n’y aura pas foule pour lever la main. Moi la première.

Dans le cas de Jacob, ses crises de convulsion sont impressionnantes. Sans doute parce que ce qu’il découvre petit à petit a toujours été tu par sa mère. Les secrets de famille et le silence qui en découle se sont solidement ancrés dans son cerveau, le rendant incapable de fonctionner correctement. S’ajoute à cela, une histoire plus grande encore qui prend ancrage des décennies plus tôt. Ce qu’on va découvrir est de grande ampleur. Je ne vais pas tarder à spoiler donc si besoin, activez le curseur et descendez encore et encore jusqu’à ce que je vous dise au revoir et merci pour votre patience infinie.

Vous le savez peut-être mais le Canada possède une Histoire qui, sous bien des aspects, est absolument condamnable. Et je l’ai découvert, il y a très peu d’années. Je vous jure, je n’avais jamais entendu parler des pensionnats pour autochtones destinés à évangéliser et assimiler les enfants autochtones au cours du 20ème siècle, au Canada. Je suis tombée sur un documentaire sur Arte qui en parlait, il y a quelques années, et j’ai vu. J’ai écouté aussi, les témoignages de ceux qui sont ressortis de ces pensionnats, des enfants de ceux qui sont ressortis de ces pensionnats. En plus d’être séparés de leurs parents, ces enfants ont vécu les pires violences et n’ont jamais réussi à se reconstruire si toutefois ils en sont sortis vivants. Les traumatismes ont eu un immense impact sur les générations suivantes. Misère, pauvreté, alcoolisme. Le grand-père de Jacob. Le père de Jabob. Jacob. « Tu as notre histoire dans le sang, mon garçon ; que tu le veuilles ou non » prononce Anak, l’un des personnages centraux du récit.

« Nous ne pouvions pas nous entraider, ce qui est totalement contraire aux valeurs des Cree. Ils voulaient nous briser, Jacob. Ils disaient que nous avions tout faux. Notre façon de prier, notre façon de vivre et de nous habiller, notre langue et notre culture : ils rejetaient tout en bloc. Leur but, c’était de nous « assimiler », ce qui revenait à nous anéantir ».

Ces mots sont durs à réceptionner mais assemblés bout à bout, ils composent le fil rouge de ce roman car ils expliquent tout. Y compris l’histoire de Kim. Cette jeune fille écorchée vive qui vit encore malgré elle et malgré tout. Kim fragile, avec cette mèche blanche dans les cheveux. Ce n’est pas un hasard. Kim solide, qui sauve les autres avant de sauver elle-même. Vous me direz qu’il n’existe pas vraiment de roman jeunesse, de roman tout court, de littérature en général sans histoire d’amour. Et vous avez complètement raison car l’amour est la clé. Et cette histoire d’amour… Elle n’est en rien facile mais qu’est-ce qu’elle est belle. On retient notre souffle avec nos amoureux qui ne savent pas aimer mais qui, ensemble, vont apprendre. C’est doux, brutal parfois, évident surtout.

C’est un roman sur la recherche de la vérité. Sur ce que des milliers d’autochtones ont vécu mais aussi sur l’histoire personnelle de Jacob. Ce fameux accident qui a fait basculer sa vie de petit garçon ne s’est sans doute pas déroulé de la manière dont il a toujours été narré.

Oui, c’est un récit sur la recherche de vérité. Sur une quête qui ne peut se faire sans douleur. Mais c’est sans doute cela qui fait toute la beauté de ce roman. Un peu comme un crush qui fait mal. Mais qui fait grandir. On en revient à Toufdepoil, je crois bien. On revient à ce qui est l’essence de la vie. Etre heureux, souffrir, souffrir pour être heureux. Tout ça. Ce gros bordel qui fait que l’existence n’est en rien linéaire. Est-ce que je suis la seule à être sur le qui-vive lorsque je suis heureuse ? J’ai pleinement donné en épreuves, souffrances et autres coups traitres, j’aimerais que ma quête soit achevée et que ma vie reste comme elle l’est à cet instant T. Simple, belle et terriblement joyeuse. J’ai encore et toujours des surprises qui s’invitent dans ma vie mais ce sont de très jolies surprises. Comme cette rencontre récente avec une amie qui fait désormais partie des personnes les plus importantes de ma vie. Alors, ma quête est-elle enfin achevée ?

J’aime ces romans qui font réfléchir, qui nous interpelle, nous interroge sur des pans existentiels de l’existence. Et j’aime le fait qu’il n’y ait pas forcément des réponses. Mais des signes. Enseignés par les Cree et percevables par tous si seulement nous voulons bien les percevoir.

J’aime les silences. Même les silences surnaturels. Et bien souvent, je cherche des signes qui seraient comme des ponts avec les personnes disparues et moi-même, un peu comme Jacob, ce loup et son grand-père. Ce récit m’a fait réaliser qu’ils se sont déjà pleinement manifestés. Car ma grand-mère est en moi, à jamais. A travers l’amour des livres et certaines habitudes que nous avons en commun, elle vit en moi à jamais.

Il est temps pour moi de vous dire au revoir et merci pour votre patience infinie. Et de vous conseiller de lire ce roman, de vous laisser bercer par les croyances et les valeurs Cree qui peut-être vous apporteront un éclairage nouveau sur votre vie. Ça vaut le coup d’essayer.

Merci à Croqu'Livre de m'avoir fait découvrir ce roman lors du dernier groupe lecture ado !
Coups de cœur, Romans pour préados

Mémoires de la forêt. Les souvenirs de Ferdinaud Taupe / Mickaël Brun-Arnaud / L’École des Loisirs

Un roman pour les 9 ans et + qui évoque la maladie d’Alzheimer ? Vraiment ? Oui, bien sûr que oui. On le sait, on le revendique, la littérature jeunesse peut tout aborder, tout mettre à portée et peut même le faire avec intelligence et poésie, comme dans ce livre SU-BLIME. La maladie de l’Oublie-Tout y est bien présente mais le récit n’est en rien tourné vers le pathos. Vous savez, ce pathos qui est emblématique des émissions télévisées, quand les candidats de telle ou telle émission entrent en scène sur une musique larmoyante tandis que défilent derrière eux les pans sombres de leur existence. Quand tout est fait pour provoquer la pitié et l’audience. Rien de cela ici. Vous allez pleurer -âmes sensibles surtout ne vous abstenez pas- mais parce que c’est beau. C’est un peu cliché et presque niais de dire ça mais c’est le mot qui me vient automatiquement. Ce livre est beau. Tout est beau. Les mots parfaitement choisis, l’importance de la transmission qui transcende le récit de part en part, les souvenirs de Ferdinand qui vous ramènent à vos propres madeleines de Proust, les illustrations de Sanoe qui font honneur à la poésie du texte. Tout. Tout est beau.

Le récit débute dans une librairie. Tellement normal, parole d’ancienne libraire jeunesse ! Tout commence dans cette librairie nichée dans le tronc d’un arbre, avec des livres poussiéreux, des rayonnages remplis, une petite entrée pour les animaux de petite taille, une autre entrée pour tous les autres. Pousser les portes de la librairie de Bellécorce dès la première page, c’est pénétrer directement dans un univers merveilleux qui n’est pas sans rappeler celui de Béatrix Potter ou des contes de notre enfance. Et ça colle parfaitement avec le métier de libraire et la délicieuse mise en abîme que nous propose l’auteur, lui-même libraire. Rêver et faire rêver les gens de passage ou les habitués. Ce partage, c’est l’essence-même du métier, même si l’on ne peut nier les aspects moins folichons. Il faut avoir la passion. Condition indéniable. Parfois, cela ne peut fonctionner. Lorsqu’Archibald le libraire retrouve son petit commerce après son périple, il découvre une lettre laissée à son attention par sa remplaçante, Charlotte la Souris. Cette dernière lui précise :

« Merci de m’avoir laissée prendre votre place ces deux dernières semaines. C’était une expérience très enrichissante. C’est confirmé, je dé-tes-te ce métier et je ne comprendrai ja-mais comment vous pouvez l’exercer : les clients sont in-sup-por-tables ! »

J’avoue, j’ai souris. J’en ai vu, des clients, les six années passées à exercer le métier de libraire, et il est vrai que certains étaient désagréables : j’en aurai presque détesté Noël, la course aux cadeaux, aux cadeaux les plus onéreux, les plus clinquants, qu’importe le contenu. J’aurais mille anecdotes pas toujours jolies à vous livrer ici mais ce ne sont pas ces histoires futiles que je retiens. Je retiens tout le reste. La passion. Les rencontres. Ce métier qui m’a permis de m’affirmer, moi l’introvertie sur laquelle aucun de mes formateurs n’avaient parié. Six belles longues années. Puis, il y a eu la fermeture de la librairie dans laquelle j’étais employée. Et j’ai rebondi vers un ailleurs, un autrement. Toujours dans le domaine des livres, cependant. Car je connais trop le pouvoir des livres, du rêve, de la transmission. Je n’ai pas perdu ça, j’imagine. Mais il est vrai que ce récit me réanime presque. Est-ce que désormais je m’imagine vivre dans une petite libraire au milieu de nulle part, avec des livres jusqu’au plafond et une échelle avec laquelle je naviguerais entre chaque bibliothèque. Oh que oui. J’y reviendrais peut-être un jour, à ma librairie d’amour. Elle n’existe peut-être pas encore ou alors elle m’attend quelque part. Qui sait ?

Première page, première rencontre avec un lieu, un personnage, une aventure qui ne fait que débuter. Et c’est là une belle entrée en matière. Ce roman, c’est aussi une chouette façon d’initier les jeunes lecteurs au merveilleux et à la fantasy. On y retrouve tous les ressorts, y compris la carte pour se repérer dans ces lieux enchanteurs.

Une partie des lieux visités par nos deux compères

L’aventure débute dans une charmante librairie mais elle continue partout ailleurs. Et dès lors qu’Archibald décide de partir à l’aventure -car ce n’est pas si facile de se lancer, hein ?- le récit n’est que rencontres déterminantes et moments suspendus. Rien ne prédestinait les deux personnages à partir ensemble, ils n’ont rien en commun mais ils ont le même objectif : retrouver le propriétaire des mémoires écrits par Ferdinand. Ensemble, ils vont parcourir un petit bout de monde mais surtout une grande partie de la vie de notre Taupe, atteinte de la maladie de l’Oublie-Tout. Rien n’est d’ailleurs épargné ici. Parce que cette maladie n’a rien de romanesque, elle n’est pas enjolivée avec de jolis mots et de jolies intentions. Elle est bien présente, avec ses caractéristiques, pas toujours faciles à appréhender. Ce n’est pas simplement une question d’oublier « de faire griller ses tartines avant de les recouvrir de beurre ». C’est « la maladie de l’Oublie-tout, celle qui vient et qui prend tout, des souvenirs les plus fous aux baiser les plus doux ».

Cette maladie, elle peut également faire ressortir de l’agressivité, de la peur, de l’incohérence, ce qui pourrait tout à fait freiner l’aventure dans laquelle ils se sont engagés. Archibald doute beaucoup. Mais il persiste. C’est un ami plus que précieux. Un ami rare, qui démontre que l’amitié n’a pas besoin de contrepartie, elle est simplement portée par l’empathie et la générosité. Et le renard fait bien de persister car les souvenirs, notamment ceux qui le lient à Maude, sont réactivés par des lieux, des rencontres. Par le bonheur.

Qui se rencontre dès le premier arrêt, au salon de thé de madame Pétunia.

« Les lieux avaient changé -les plantes avaient poussé et il y avait beaucoup plus d’ouvrages sur les étagères- mais c’était sans aucun doute l’endroit où se tenaient les jeunes Maude et Ferdinand, le visage heureux. Le bonheur, c’était vraiment le sentiment que dégageait cet endroit hors du temps, où loirs, belettes, loups et mulots partageaient leur amour de la gourmandise et de la littérature. Ferdinand, absent mais émerveillé, regardait les lieux comme si c’était la première fois qu’il y mettait les pattes ».

Sachez-le, si vous lisez ce roman, vous serez ému par chaque endroit que vous visiterez. Il y a des madeleines de Proust pour Ferdinand mais pour chacun de vous, également. Quand la petite Taupe goûte une part de « tarte aux amaudes », il en est bouleversé.

Le goût du souvenir. Vous l’avez tous, ce goût si spécifique. Si si, cherchez bien ! Vous l’avez, ça y est ? Bien sûr que ce qui me revient en premier lieu, ce sont ces plats et ces desserts que ma grand-mère cuisinaient si bien. Le roulé au chocolat, les coquilles Saint-Jacques de Noël et le chou rouge à la polonaise. Je ne vous dis pas toutes ces émotions que j’ai ressenties quand, lors du fameux confinement de 2020, je suis retombée sur LA recette du chou rouge, rédigée par ma grand-mère.

Et quand je l’ai réalisée, cette recette, et que je l’ai goûté, ce chou rouge… Ma grand-mère était là, avec moi.

Cela fonctionne aussi avec les autres sens. Quand Ferdinand se rend au concert de Gédéon Hibou Duchêne et qu’il entend une musique composée et offerte par sa chère Maude, les paroles lui reviennent, autant que les souvenirs.

« Mot après mot, note après note, la taupe semblait revenir à un temps plus beau ; et si sa mémoire s’éclipsait vers l’oubli, ses petits doigts griffus, eux, se rappelaient la chaleur de la patte de celle qu’il avait tant aimée. C’était comme si Maude était là, et peut-être l’était-elle ». Oui, elle était là.

C’est peut-être pour cela aussi que j’aime tant la musique. C’est un art qui sait vous bousculer, vous ramener à la vie, parfois. J’ai en tête cette vidéo devenue virale dans laquelle on voit une malade d’Alzheimer qui, en entendant la musique du Lac des Cygnes, exécute avec ses bras la chorégraphie exacte comme elle le faisait lorsqu’elle était danseuse étoile. Le pouvoir de la musique. Qui vous ramène aussi parfois à des moments vécus que vous aviez cru enfouis. Un peu comme lorsque, il y a peu, j’ai entendu une chanson de UB40 à la radio et que ça m’a rappelé un de mes premiers amoureux. On écoutait « red red wine » assis au bord du skatepark et j’étais si amoureuse que j’avais économisé taquet d’argent pour m’acheter une paire de rollers pour faire des slides que, ceci dit en passant, je n’ai jamais exécutés. Je n’avais pas percuté à l’époque que la chanson parlait de vin rouge et de souvenirs. On ne peut pas dire que c’était tout à fait adéquat. Si j’avais su que ça n’aurait du sens que 20 ans après…

Le temps qui passe. Cette problématique est au cœur de ce roman. Elle est délicieusement abordée, avec une touche d’évidence mais surtout énormément de tendresse. Elle n’est rien non plus sans la transmission. La transmission de lieux, de savoirs faire, de génération en génération. Elle passe également par l’écriture. De mémoires, de lettres. Qui perdureront. Après avoir fait tout cela, après avoir transmis, il sera temps de se reposer, de reposer son esprit à la pension des plumes, qui n’a rien des EPHAD dont on entend si tristement parler actuellement. A la retraite des plumes, il y a avant tout de la vie, de la joie, « des lanternes suspendues dans les arbres, sur la grande table près du potager, où à l’intérieur, près de la cheminée en briques quand il fait trop froid pour mettree une poule dehors ». Il y a aussi « des pains surprises aux six confitures » et des veillées littéraires le vendredi soir. Ce roman a quelque peu calmé certaines de mes angoisses. Le et après qui parfois me paralyse. Alors oui, on ne sait pas de quoi ce après sera fait. Mais il pourrait très bien ressembler à une belle aventure telle que l’ont vécue Archibald et Ferdinand. Cela ne dépend que de nous, finalement.

Je ne révèlerai rien ici de ce qui a attrait à Maude mais je vous le dis, vous ne vous en remettrez pas. On devine aisément une destinée tragique. C’est bien plus que cela. C’et tragique et magnifique à la fois. C’est ce qui fait la puissance de récit.

Nous étions prévenus avant même de débuter le roman, que nous ne ressortirions pas indemnes de notre lecture :

« Dans ces Mémoires de la forêt, vous trouverez consignées les destinées grandioses de minuscules animaux qui ont foulé ces bois, animés par l’esprit d’aventure, le sentiment amoureux et la puissance de l’amitié (…). Puissiez-vous ne jamais oublier les animaux que vous allez maintenant rencontrer et l’aventure que vous vous apprêtez à vivre.. ».

Je n’oublierai pas. J’en suis sûre et certaine. Je n’oublierai aucune mot, aucune illustration. Surtout pas celle-ci. Celle que je préfère et qui résume tout.

Coups de cœur, Romans pour ados

Annie au milieu / Émilie Chazerand / Sarbacane

Quand j’ai lu le résumé de ce roman, lors d’une énième visite en librairie, mon cœur a vrillé. Direct. J’ai aussitôt repensé à l’un de mes films préférés, petit bijou cinématographique, sorti en 2006. Seize ans, déjà ! Little Miss Sunshine. Je ne sais pas si vous l’avez déjà vu mais il faut le voir pour tout un tas de raisons. Surtout parce qu’il est barjo mais beau parce qu’il est barjo. Et magnifiquement inoubliable parce qu’il est beau parce qu’il est barjo.

Olive n’a même pas huit ans et sait déjà ce qu’elle veut. Elle a un rêve, celui d’être mini Miss. Oui, là vous êtes certainement en train de vous écrier « au secours » mais non, non, vous avez tort. Car ce n’est pas un film dégoulinant de paillettes et de malaise absolu, combo complètement probable dans l’univers des mini miss aux Etats-Unis, mais un road-trip incroyable, porté, mené par les membres d’une famille complètement à la dérive et complètement dingues, chacun à leur façon. Olive et son rêve se tiennent là, rayonnants de joie et d’innocence au milieu d’eux et de toute cette situation foutraque. C’est Olive qui les relie tous et leur offre un fil rouge vital. Pffffiiiiiouwaouh (c’est l’onomatopée d’un soupir d’admiration ça, non ?) KO total.

J’adore cette accroche « Everyone pretend to be normal » qui est bien mieux que celle en français qui est « une famille au bord de la crise de nerfs ». Cette phrase colle merveilleusement au roman d’Emilie Chazerand. Tout le monde fait semblant d’être normal (et moi j’ai un bac +12 en traduction). Et qu’est-ce que c’est, d’ailleurs, la normalité ?

Le roman « Annie au milieu » d’Émilie Chazerand me fait penser à ce film parce que j’y ai retrouvé les mêmes singularités qui font ressentir les mêmes choses. De manière puissante et presque violente. Dans le film, on retrouve cette folie déterminante, un portrait identique d’une famille à la dérive au sein de laquelle chacun doit trouver sa place, des interrogations semblables sur la norme, sur la normalité et logiquement donc, sur l’exclusion. Ces deux œuvres possèdent cet optimisme, cette joie incroyable qui accompagne votre lecture/votre visionnage pour finalement vous laisser coi, ce signifie -de manière plus limpide- que mon visage n’était que bouche bée et larmes torrentielles. J’ai refermé le livre, j’ai lu le générique de fin de film, j’étais incroyablement moche mais heureuse avec, vous pouvez aisément l’imaginer, mon visage inondé de mascara dégoulinant et de bave dégoulinante. Bref, j’étais ignoble mais je remerciais la vie toute entière.

La couverture n’est pas jaune comme l’affiche de Little Miss Sunshine mais l’ensoleillement est pourtant bien présent. Annie est au milieu et elle rayonne. « Elle irradie ».

« Velma et Harold sont le frère et la soeur d’Annie. Annie est « différente » . C’est comme ça que les gens polis disent. Elle a un chromosome en plus. Et de la gentillesse, de la fantaisie, de l’amour en plus, aussi. Elle a un travail, des amis et une passion : les majorettes. Et Annie est très heureuse parce que, pour la première fois, sa troupe aura l’honneur de défiler lors de la fête du printemps de la ville.
Mais voilà, l’entraîneuse ne veut pas d’elle pour cet événement : elle n’est pas au niveau, elle est dodue… Bref : elle est « différente » . C’est bête et méchant. Ca mord Annie et les siens, presque plus. Alors, qu’à cela ne tienne : Annie défilera, avec son équipe brinquebalante, un peu nulle mais flamboyante. Ses majorettes un peu barjo. Ses barjorettes, quoi
« 

Annie est différente, c’est comme ça que les gens polis disent…

La différence. C’est le grand thème de ce roman. La différence et surtout la manière dont est perçue cette différence.

Parlons de la trisomie, tout d’abord. Naturellement, il y a une floppée de personnes intelligentes et sensées qui perçoivent Annie comme tout être humain devrait être considéré : avec bienveillance. Mais il existe encore des gens qui sont juste abjects. Sans même le cacher, comme ces clients du Little Asia Mini Market, dans lequel Annie travaille, qui la traitent de « mongolita » et qui lui font des allusions sexuelles à gerber. Ou plus insidieusement, comme l’entraineuse de l’équipe de majorettes qui refuse qu’Annie défile avec la troupe, lors de la fête du printemps. Et ça, ça donne juste envie de tout casser et si ça doit être la gueule du gars qui dit ou de la meuf qui fait, alors tant pis. J’aime tellement la réaction de la maman d’Annie après coup, lorsqu’Elodie, l’entraîneuse de l’équipe de majorettes, annonce son infâme décision. C’est narré par la jeune fille elle-même :

Oh mon dieu, que ça soulage de dire ça. Et de le lire.

Annie. Elle est belle, lumineuse, innocente. Elle ne sera jamais aussi bien décrite que par son grand-frère Harold et sa petite soeur Velma, qui l’aiment infiniment. Les trois enfants de la fratrie prennent tour à tour possession de la narration et rendent le récit vivant et criant de sincérité. Cela peut être également extrêmement douloureux. Car la naissance d’une enfant trisomique, c’est un bouleversement. Avec un impact sur chaque membre de la famille. Sur la famille toute entière. Il y est difficile pour Harold et Velma de trouver leur place et de se sentir aimés pour ce qu’ils sont eux, et non parce qu’ils ne sont pas Annie. Il est difficile pour la mère de ne pas vivre cette vie rêvée d’architecte épanouie alors qu’elle doit enchaîner les rendez-vous et vivre sa vie telle une Sainte sacrificielle, au détriment des besoins des autres, de ses besoins à elle. Difficile de ne pas se sentir coupable, de ne pas se dire « avec les enfants, j’ai tout raté. Je les ai gâchés ». Il est difficile pour le père d’arrêter de se cacher derrière l’humour ou de rester toujours détaché, quitte à faire penser qu’il ne sait plus aimer. Avoir un enfant trisomique, c’est un bouleversement. Ce serait si facile si chacun pouvait aisément se l’approprier, ce bouleversement. Mais on le sait, rien n’est acquis car rien n’est linéaire et prévisible. Dans toutes les familles, c’est ainsi. C’est plus long et douloureux pour certaines. Seulement, si l’amour est présent, même s’il est enfoui, il renaîtra. Et dans ce roman, il renaît. Et quelle renaissance. Simple. Basique. Basique. Simple. Comme dans la chanson d’Orelsan qu’ils choisissent pour leur représentation de « barjorettes ». Simple. Basique. Basique. Simple. Et remarquablement bordélique ! Mais c’est beau, le joyeux bordel, non ?

Harold et Velma sont également différents et souffrent de cette différence. Harold, c’est un jeune adulte doté d’une grande sensibilité mais qui la freine, volontairement ou inconsciemment, on ne sait pas trop mais on devine. Il a choisi de stopper ses études sans le dire à sa famille, ce qui entraîne quelques complications jusqu’au drame que l’on sait inévitable. De plus, il est homosexuel. Et s’il y aujourd’hui une tolérance bien plus grande par rapport à l’homosexualité -il était grand temps, bordel- il est toujours difficile de l’avouer à ses proches, surtout quand on a une famille à l’équilibre plus que précaire. Voilà pourquoi Harold n’ose pas avouer que Camille est Camille. Et pas Camille. Il n’y a qu’Annie qui sait. C’est sans doute la plus perspicace, la plus intelligente, n’en déplaise à ce gros connard de psy qui l’a diagnostiquée avec un QI de 52 et rien d’autre. « Faites le deuil de ce qu’elle ne sera jamais ». On a le droit de l’insulter, lui aussi et de lui souhaiter une gangrène des testicules ? Bref, Annie sait mais les autres ne voient pas ou ne veulent pas voir. Harold devra prendre du recul, s’éloigner quelques temps pour réfléchir à cette différence qui le constitue et qui reste à montrer au reste du monde. Et à sa place qu’il doit considérer. Ce n’est en rien plaisant. « J’en ai les larmes aux yeux, tout à coup. Je suis fatigué. Parce que c’est fatiguant, d’essayer. Toutes les heures. Et d’échouer, toutes les heures ».

Velma se sent différente, elle aussi. Elle a ce statut complexe de cadette et de celle qui arrive après. Après Annie. Toute la lecture durant, nous sentons ce poids qui la heurte, elle qui ne se sent pas légitime d’être née. C’est terrible de dire cela. C’est cependant ce qu’elle arrive enfin à exprimer à sa mère. C’est vital. Elle doit poser la question. Sinon, elle meurt, elle se meurt. « Pourquoi tu m’as faite ? » On ne peut pas s’établir en psy de pacotille et se demander si c’est à cause de cette culpabilité d’exister qu’elle ressent le monde avec une telle hypersensiblité mais on ne peut s’empêcher de se dire que cela fait d’elle une personne clairvoyante, dans le sens où elle voit la vie comme elle est. Parfois elle est moche et douloureuse, parfois elle est belle jusque dans ses moindres détails.

Oui, Velma fait des listes. Toutes aussi belles et vraies les unes que les autres. Et moi je fais des photos floues en fin de journée sur mon canapé à côté d’un petit garçon scotché à mon bras qui me fait trembler et qui rigole, en plus. Je le mets sur « ma liste des choses que j’aimerais éviter mais je ne peux pas parce qu’on ne rejette jamais un petit garçon choupinet scotché à son bras ».

Tous les personnages ont leur importance, leur sensibilité, leur manière de voir le monde et de cohabiter avec lui. Tous sont merveilleux. La grand-mère un peu foldingue mais fragile, la tante-dont-tout-le-monde-a-besoin, Hui évidemment, Camille qui bouscule parce qu’il faut, les poules confidentes, maman Zhou qui réalise des maillots de compétition comme un feu d’artifice avec des cristaux facettes blancs et des capes en plumes d’autruche roses. Tous ces personnages gravitent autour d’Annie et Annie est au milieu, elle fait office de soleil. C’est le « sentiment océanique » de Romain Rolland. Velma la décrit très bien, « cette impression soudaine de ne faire qu’un. De faire corps. Cœur commun. Avec l’univers tout entier ». Nous lecteurs, nous faisons partie de cet univers tout entier. Avec cette impression magnifique. Ce sentiment océanique. Qui nous fait nous sentir joyeux, libérés, vivants.

Alors, la fameuse différence dans tout ça ? Elle rend les gens meilleurs, plus sincères, aussi. Elle n’est pas faite pour éloigner les gens les uns des autres mais bel et bien pour les relier. Et pour leur permettre de trouver LA place, enfin, qu’importe si c’est celle d’une planète naine qui n’existe plus. C’est la place parfaite. Celle qui convient.

Bandes dessinées / Mangas, Coups de cœur

L’année où je suis devenue ado / Nora Dåsnes / Casterman

Je ne sais pas vous, mais plus on grandit plus on a tendance à rayer de notre esprit les états incroyables dans lesquels nous nous mettions lorsque nous étions jeunes, vraiment jeunes. Peut-être que vous l’êtes encore, vous ? Ou peut-être que vous n’avez pas oublié ces situations si particulières. Quand nous nous embrouillions avec nos amis et que cela engendrait des histoires qui nous dépassaient par leur immensité romanesque. Quand nous avions un crush sur un garçon/une fille, que nous ne dormions pas huit jours avant le jour J, celui du rendez-vous, celui du cinéma et de la main certainement moite qui effleurera sans doute la nôtre. Quand nous vivions des moments gênants ou de grands malheurs et que nous n’attendions qu’une seule chose : dormir et éventuellement mourir (mais en musique avec la musique la plus triste de toutes les musiques tristes. Je suis certaine que vous voyez exactement ce que je veux signifier par là).

Vous avez oublié tout ça, vous ? Ça peut arriver et ce n’est pas grave. Après tout, ce n’est que la faute de la vie pas-cool-parce-que-la-plupart-du-temps-elle-est-loin-d-être-magique-d-ailleurs-j-ai-du-linge-à-étendre. Mais ce serait chouette si on pouvait y repenser. Ou le vivre. Ça peut arriver. Tout est possible. Comme lorsque vous retombez amoureuse, à 31 ans, après avoir mis un mec dans votre caddie à gauche de votre écran d’ordinateur après que lui-même vous ait jeté un sort avec une baguette magique virtuelle. J’y reviendrai peut-être un jour, sur ce truc dingue mais dingue qui te bouscule à tel point que tu oublies que tu n’as pas étendu tes fringues depuis deux jours.

Tout cela pour vous dire que cela se produit, encore, de ressentir tout ce bordel d’émotions. Ou alors, à défaut de le vivre, un livre -oui, un simple livre- peut vous ramener à ça, à ce qui vous faisait vous sentir si vivant que vous aviez peur d’en décéder. Hé hé. C’est un peu ce qui m’est arrivée avec ce joli roman graphique. C’est comme s’il m’avait pris par les épaules, me les avait secouées et m’avait crié à l’oreille : « eh oh t’as oublié, ou quoi ? » Il faut bien évidemment que je fasse ici une mise au point : bien sûr, je réalise toujours avec émotion, en ouvrant les yeux le matin, que je me réveille avec l’être aimé. Et c’est toujours aussi bien ! Simplement, je ne sors plus du lit en mode ninja pour me brosser les dents en mode ninja-qui-se-brosse-les-dents-oui-j-aime-un-peu-trop-les-tirets, pour ensuite revenir me blottir contre cet être aimé l’air de rien. Quoique, c’est peut-être ce qu’il y a de plus beau dans l’amour : le fait qu’après plusieurs années passées ensemble, même avec votre vieux t-shirt de Motörhead et votre haleine qui laisse à désirer, celui qui est à côté de vous vous aime de manière aussi évidente qu’au premier jour, et vice-versa. Rien ne changera ça, pas même du colgoute spécial dents blanches au charbon. Quoi, je m’égare? Encore ! Pas possible !

Lorsqu’on a ce roman graphique en main, on ne s’attend pas vraiment à lire ce qu’on va lire. Enfin, pas tout à fait. La couverture est très chouette mais on la regarde différemment une fois le récit terminé. Elle n’est plus chouette. Elle est évidente. Elle raisonne alors avec tout, tout ce que vous avez lu, tout ce que vous avez vu, au long des quelques 200 pages.

Tout est différent, après. On ne voit plus de la même façon la forêt, la musique qui s’échappe du casque, les regards en arrière-plan, les mains dans les poches.

Ce roman graphique de Nora Dåsnes est traduit du Norvégien mais, très honnêtement, l’histoire pourrait se jouer n’importe où. Elle est universelle. Il n’y a qu’à moi que cela ait quelque peu posé problème car il a fallu que je recherche le caractère spécial å pour écrire le nom de l’autrice. J’ai appris, d’ailleurs, grâce à notre cher Wikipédiou, que la lettre å constitue aussi un mot à part entière, en danois, suédois et norvégien et qu’il signifie ruisseau ou rivière. C’est joli, je trouve, non ? Cette image s’accorde bien avec ce récit dans lequel la nature occupe une place importante. C’est une belle analogie que nous tenons là.

Je crois qu’il n’y a pas besoin de commentaire. Ou peut-être que si. Cette cabane. Cette petite fille qui s’en va écrire dans son journal en une douce fin d’été. Cette illustration montre peut-être exactement ce à quoi pourrait ressembler une petite fille avant qu’elle ne connaisse les tourments propres à l’apprentissage de la vie, lorsque l’on devient adolescent.

Au tout début de ce roman graphique, on apprend qu’Emma a passé un été tranquille, apaisant. Un été simple, qui lui ressemble. On imagine -puisqu’on apprend à la découvrir à travers son journal intime- qu’elle a joué de la clarinette et qu’elle s’est gavée de bonbons acides à la fraise. Qu’elle a dessiné dans son carnet, bien sûr. Ce qui est certain, c’est qu’elle a profité de bons moments avec son père -le meilleur père au monde de toutes les histoires des pères fictifs, je vous le dis- jusqu’au dernier jour, celui qui marque la fin de l’été parce qu’ils savourent tous deux les dernières glaces du congélateur. C’est doux, comme ambiance. C’est chaleureux et reposant, comme une belle et longue journée d’été. Rien ne présage que ce sera différent désormais. Parce qu’il y a bien encore deux mondes séparés pour Emma : celui du collège qui est un monde fermé, ennuyeux, marqué par les obligations, et celui de la forêt, qui renferme une cabane (ou plutôt une base), des combats de bâtons et un joli sentiment de liberté.

Regardez, il y a un petit ruisseau derrière. Un petit å.

Sauf que ! C’est la rentrée en cinquième et tout change. Tout ce monde qu’elle s’était construit, fait de poursuites dans la forêt et de grandes discussions avec Bao et Linnéa, ses deux copines de toujours, s’écroule. Disons plutôt qu’il s’effrite, petit à petit. À cause de quoi ? De l’amour évidemment ! Quel fourbe, celui-là.

L’amour, c’est trop débile ! Car Linnéa tombe amoureuse et fait vaciller le trio gagnant. Cela peut nous faire sourire, nous les adultes, mais tout se passe exactement comme cela quand on grandit. L’amitié est mise à rude épreuve et la façon dont on peut réceptionner cette fragilité nouvelle peut être vécue de manière très intense.

L’histoire qui se joue dans ce roman graphique pourrait être celle de toute jeune fille d’une douzaine d’années qui se situe à ce moment exact de sa vie où elle n’est plus une enfant mais pas encore une adolescente. Ce n’est pas le moment le plus confortable d’une existence parce qu’il y a toutes ces questions existentielles qui taraudent celui ou celle qui les vit. C’est ça : il y a peu, dans la tête d’Emma, elles n’existaient même pas, ces questions. Tout était beaucoup plus simple. Aussi simple que de déguster les lasagnes du meilleur papa de tous les papas fictifs, un samedi soir, sur le canapé. Désormais, elle n’arrête pas de penser à cette histoire de maturité. Qu’elle soit une fille-qui-a-des-histoires-d’amour ou une fille-qui-n-a-JAMAIS-d’histoire-d’amour (je suis ici obligée d’insérer une parenthèse chère à mon coeur pour vous dire à quel point je suis heureuse de voir qu’il y a aussi des autrices qui utilisent des tirets chers à mon coeur pour appuyer des expressions).

Ce que j’aime particulièrement, dans ce roman graphique, c’est la vérité justement retranscrite, que ce soit avec les images ou avec les mots. Parce que, clairement, il n’y a aucune facilité ni chemin tout tracé dans la vie. Vraiment, vraiment pas de chemin tout tracé. Encore moins en amour. Malgré tout ce qu’on a pu assimiler en la matière, depuis l’enfance. Je veux parler de cette image normée de l’amour. Rien n’est pas facile, surtout si les sentiments ne s’accordent pas avec les représentations longtemps imprégnées en nous.

Et puis Emma réalise elle aussi qu’elle est amoureuse – après bien des questionnements. Ben oui, comment on sait si on est amoureuse ? Linnéa lui apporte des pistes de réflexion : On le sait, c’est tout on le sent dans le ventre et puis on pense tout le temps à la personne et on trouve que c’est lui le PLUS BG de tout le collège !! et puis on devient un peu parano on le stalke sur Snapchat et tout. Oui, être amoureux, ça ressemble à ça mais chacun peut adapter cette version à sa propre vie – et à son âge, parole de presque quarantenaire (Oui ? Ben oui). C’est génial d’être amoureuse, c’est ce qu’Emma attendait pour être enfin cette fille mature, pour être comme les grands, les adolescents, les adultes. Et puis, c’est si chouette de se sentir amoureux. C’est comme être pleine de soda à l’intérieur. Comme se réveiller un matin de Noël.

Néanmoins, cela fait peur à Emma. Pourquoi ? On revient à cette fameuse image normée de l’amour qui est sensée coller à nos sentiments. Elle ne colle clairement pas avec ceux de la jeune fille. Emma est amoureuse de Mariam. Cela est compliqué à gérer, pour elle. Parce qu’il y a cette adrénaline que l’amour déclenche et qui est génialement flippante -cette peur est plutôt sympa et facile à apprivoiser- mais il y a aussi cette angoisse viscérale du regard des autres et celle-ci n’est pas celle qui te pousse à gravir mille Everest alors que tu n’as jamais fait une rando de ta vie. Elle est davantage du genre à te figer sur place, comme si tu ne faisais qu’une entité mi-homme mi-goudron avec le sol. Alors imaginez si l’on rajoute quelques complications amicales voire quelques trahisons…

Heureusement, il existe des personnes, que dis-je des piliers. Qui, quoi qu’il vous arrive dans votre vie, sont là. Juste là. Vous voyez où je veux en venir ? Vers qui ? Mais oui, vers ce père, le meilleur père de l’histoire des pères fictifs. Non seulement il fait les meilleures lasagnes du monde mais il fait partie de ce genre de specimen peut-être devenu trop rare qui écoute puis qui énonce simplement les mots qu’il faut. Les mots parfaits.

Le personnage du père est l’un des mes personnages préférés de ce roman graphique, vous l’aurez compris. Je crois que je suis tombée un peu amoureuse (pardon, mon amour mais ce n’est qu’un crush romanesquement fictif). D’autant plus qu’il a de très très bons goûts musicaux.

Est-ce que ça se fait de demander à Emma si je peux épouser son papa ? Mon amour, tu sais peut-être ce qu’il reste à faire…

Nous ne connaissons pas l’histoire d’Emma et de son papa. Pourquoi vivent-ils seuls ? Emma en souffre-t-elle ? Ne sont relatés que des moments d’une justesse infinie. Que ce soit des discussions à cœur ouvert ou des interrogations drôles mais existentielles sur la façon la plus propice de réagir quand on est père d’une fille qui devient ado. Il y a tant de tendresse dans ce récit. Elle est à son apogée avec la scène démontrée ci-dessus mais elle se ressent tout au long de la lecture. Jusqu’à la fin qui est sublime. Les dix dernières pages sont d’une beauté indéniable. A l’image de tout le roman. Mais alors, la fin. Il est difficile de s’en remettre. Âmes sensibles, ne surtout pas s’abstenir !

Ce roman graphique est à mettre entre toutes les mains. Que vous soyez préado, ado ou adulte. Pour maintes raisons. Pour accompagner les sentiments terrorisants et parfois contradictoires que vous ressentez. Pour comprendre les autres et les regarder différemment, au-delà des apparences et surtout des normes. Pour se souvenir et se rappeler que tout ce remue-ménage d’émotions, c’est ce qui nous rend vivants. Alors, n’oublions pas et vivons. Vraiment !