Romans pour ados

Amande / Won-Pyung Sohn / Pocket Jeunesse

Soudain, le vent a changé de trajectoire. Les cheveux de Dora ont flotté dans une autre direction. La brise a porté son odeur jusqu’à moi. Je n’avais jamais rien senti de pareil. Elle sentait les feuilles mortes, ou alors les premiers bourgeons du printemps. Le genre de parfum à évoquer des images contradictoires (…). J’ai poussé un cri de douleur. Ça piquait. Une grosse pierre venait de me tomber sur le cœur

L’amour, ça peut provoquer ce genre de chose. C’est vrai, ça peut être du genre grosse pierre qui vous tombe sur le cœur. Alors essayez juste d’imaginer le poids de cette grosse pierre qui tombe sur le cœur de Yunjae. Vous n’y parviendrez sans doute pas, tant le « cas » du héros de ce roman est incroyable, impensable. Yunjae a quinze ans et, depuis sa naissance, il ne ressent strictement rien. Ni la joie, ni la tristesse, ni la peur, ni tout autre sentiment. Sa mère et sa grand-mère, avec lesquelles il a grandi, ont tenté de lui apprendre des codes pour s’adapter à la société -sourire, imitation des autres, formules de politesse- mais malgré cela, il ne peut être comme tout le monde. Comment le pourrait-il ? Son amygdale cérébrale, son « amande » ne fonctionne pas bien. Il est physiquement incapable de ressentir. Même quand la tragédie bouleverse sa vie, il ne ressent rien. Rien du tout.

Alors, alors, c’est quoi cette citation d’introduction ? C’est qui cette Dora ? Ce cri de douleur, ce ne serait pas une émotion, par hasard ?

Et bien, c’est par un gros spoil que je débute cet avis de lecture. Mais on le devine en lisant le résumé de ce roman, Yunjae va faire quelques rencontres qui vont lui permettre de vivre, pas seulement de besoins vitaux comme boire, manger, avoir un abri sur sa tête. Non, de vivre pleinement avec tout ce que ça importe. Parce qu’on ne va pas se mentir, bien souvent on aimerait être insensible pour pouvoir rebondir sur les crasses que la vie nous envoie si mochement, parfois. Parole d’hypersensible. Qui pleure devant la pub Bouygues Télécoume version 2018 avec le fils qui danse avec son fils bébé en appelant son père qui lui aussi dansait avec son fils qui est maintenant père et en plus c’est Noël, oui oui. Qui rumine les conflits pendant 28h avant de formuler le problème, d’ailleurs j’en veux encore à mon amoureux de m’avoir laissée ranger le drive pour essayer de convaincre, sur le parking de notre village, un député d’un parti qu’on n’aime pas de devenir député d’un parti qu’on aime beaucoup plus et ça a duré 25 minutes et ça n’a rien donné, cette histoire est véridique, elle a eu lieu ce midi, je suis à H+3 de ma rumination. Qui a vécu tous ses chagrins d’amour et ses ruptures comme des pertes immenses, des fonds du gouffre, des six pieds sous terre, des poignards XXL dans le cœur. Cela pouvait aller d’un je-te-jette-le-pendentif-demi-coeur-que-tu-m-as-offert-à-la-tronche-et-je-m-en-vais-pleurer-dans-mon-lit-en-mangeant-un-pot-entier-de-hougen-doos-clichés-toujours, lorsque j’avais 14 ans, à je-ne-m-alimente-plus-et-je-ne-pèse-plus-que-44-kilos, je n’avais pas trente ans et je venais de divorcer. Depuis, j’ai appris à réguler mes émotions hein, mais je suis comme un volcan prêt à entrer en éruption. J’aurai pu m’appeler Juliane Pompéi. Bonjour, c’est moi !

Yunjae, lui, reste impassible même quand sa mère et sa grand-mère sont victimes d’une agression meurtrière. Là, je ne vous spoile rien parce que ce sont les premières phrases du tout premier chapitre (je ne vous parle pas du prologue qui est glaçant, impossible à oublier mais je ne voudrais pas vous traumatiser de suite) :

Voila la puissance du truc. Ce récit est fou. Il débute ainsi.

C’est clairement un roman pour grands ados et pour adultes parce que la violence, elle est bien là. L’assaut meurtrier est décrit tel que le vit Yunjae alias celui-qui-ne-ressent-rien, c’est hyper froid, neutre, les mots sont difficiles à recevoir pour nous, lecteurs. Lorsque le héros rencontre Gon, un garçon de son âge, rebelle, colérique et carrément violent, c’est le même procédé d’écriture qui s’applique. Il y a des descriptions nettes, cinglantes, qui disent tout de la violence sans qu’il n’y ait de nuance. J’avais un peu l’impression de revenir 20 ans en arrière et de lire la quasi intégralité des Rougon-Macquart dans le cadre d’un cours de littérature, à la fac de Mulhouse. Je vous le dis texto, j’ai adoré mais ce ne sont clairement pas des lectures funky que tu laisses avec plaisir le soir sur ta table de nuit pour les retrouver le lendemain. Non, ce sont des romans que tu planques bien, bien au fond de ton placard pour qu’ils ne viennent pas te hanter, ne sait-on jamais. Des lectures froides qui t’offrent des autopsies livresques. Sympa le concept, non ?

Il faut donc s’accrocher parce que certains passages de ce roman sont difficiles et crus. Cependant, ils s’expliquent. Ce n’est pas juste de la violence pour de la violence. Les épreuves vécues ont une véritable influence sur le cours de la vie des personnages. Et certains en reviennent, de cette violence. Notamment le fameux Gon (qui est loin d’avoir eu une enfance magique, son histoire est traumatisante d’ailleurs je ne lâcherai plus jamais la main de mon petit Oscar jusqu’à ce qu’il ait 18 ans) qui finira par se détacher de cette violence même s’il ne peut s’empêcher de la provoquer. Parce qu’au fond, Gon est comme tout être humain, il cherche ou recherche l’amour. Et ça peut être l’amour d’une mère dont il a été séparé. Et que Yunjae a connu quelques temps. Bon, je ne vais vous raconter le pourquoi du comment ici car l’histoire est pas mal improbable et qu’elle fait penser à un scenario d’un téléfilm de M6 de début d’après-midi et je n’aimerais vraiment pas que vous associez cette image glamouro-policiero-nimportnawak à ce roman. Retenez juste que Yunjae a rencontré la mère de Gon et que ce dernier ne l’a pas revue depuis ses cinq ans.

C’est fou parce que Yunjae décrit tout en tant que personne qui ne ressent rien mais nous, lecteurs, on ressent tout x2323232353565. C’est tout le talent de l’autrice et de la traductrice, Sandy Joosun Lee, qui a traduit « Amande » du coréen à l’anglais. J’ai beaucoup aimé le fait qu’elle s’exprime à la suite du roman. Cela fait réaliser que ce métier de l’ombre est un métier carrément difficile, encore plus quand les récits ont une particularité similaire à ce roman. Sandy Joosun Lee l’explique bien :

« Il me fallait choisir minutieusement les mots, afin de m’assurer que Yunjae et Gon existeraient pleinement, chacun à sa manière, en m’appuyant sur le contexte et la distance émotionnelle que l’on trouve dans le texte original (…). Ce qu’il fallait pour Yunjae, c’est un ton détaché, sans pour autant être fade (…). De plus, alors que la sensibilité de Yunjae se développe tout au long du récit, je voulais montrer son évolution à travers le langage, montrer comment la distance émotionnelle se réduit ».

Et elle conclut son texte par ceci :

« Pour Yunjae, l’amour n’est pas confiné dans une case car il n’y a aucune case par laquelle commencer. J’espère que les lecteurs du texte ressentiront le même flux d’émotions provenant de l’amande de Yunjae que moi ».

Oui oui et oui. Pari risqué mais pari gagné. J’ai rarement lu un livre aussi déstabilisant, qui malmène aussi, sans que l’on sache si c’est plutôt positif ou carrément malaisant. Je peux simplement dire que ça fait du bien d’être remuée, la littérature a ce pouvoir-là. Dans « Amande », la violence est omni-présente mais au même titre que l’amour. C’est sans doute ce duo antinomique mais intrinsèquement lié qui explicite ce sentiment étrange. Je peux pas vous exposer ici les passages violents qui, en dehors de leur contexte, n’auraient d’ailleurs pas de sens, mais je peux vous faire lire quelques mots qui narrent une scène tellement belle et qui me touche à un point… J’ai moi-même grandi dans une famille dans laquelle les membres qui m’ont apporté de l’amour et de la confiance ont été des femmes. Ma sœur, ma mère, ma grand-mère. Alors que l’amour ait, dans ce roman, l’image d’une si belle filiation, cela m’émeut grandement.

C’est trop joli, en plus, la représentation de l’amour en hanja

L’amour illumine ce roman. Et il est de toutes formes. Parfois il peut mener à la souffrance, à la violence, mais souvent, il est ce pour quoi les gens changent. Il est ce pour quoi les gens vivent heureux. Et il est ce qui subsiste même après la disparition de ces êtres aimés. Qu’est-ce que c’est beau lorsque Yunjae se souvient de sa maman et de sa grand-mère. Il n’est pas encore capable de ressentir des émotions mais possède déjà en lui l’essentiel : les souvenirs, magnifiés par les sens qui redonnent vie aux être perdus. Comme le souvenir d’une voix chantée semblable au bruit des vagues ou au vent qui souffle au loin. Ou la chaleur de mains aimantes :

« Je me souviens de ces journées où je me promenais avec Maman, et où elle me serrait la main. Elle ne me lâchait jamais. Quelquefois, elle m’agrippait si fermement que j’en avais mal. J’essayais de me libérer, mais d’un seul regard, elle m’en dissuadait. Mamie me tenait l’autre main. Je n’ai jamais été abandonné par qui que ce soit. Mon cerveau a beau être dans un mauvais état, mon âme, elle, est intacte, grâce à la chaleur de ces mains qui me tenaient de chaque côté ».

Bon voilà, ce livre ne ressemble à aucun autre et c’est une grande qualité. Il n’est peut-être pas littérairement parlant le plus abouti mais il a le don de nous faire réagir, réfléchir, ressentir, ce qui est l’essence-même de la lecture. Et joliment raccord avec le speech du récit. Si vous n’êtes pas encore tout à fait convaincu, c’est qu’il vous faut savoir que ce roman coréen est le « coup de coeur du groupe de K-pop BTS ». Ça, ça me fait joliment sourire. C’est mignon. Il faudra désormais ajouter à cette accroche marketing : « ce roman coréen est le coup de coeur de Juliane_lit ». Yep !

Romans pour préados

Miss Crampon / Claire Castillon / Flammarion

Ou comment écrire une chronique désordonnée en parlant d’emblée de la fin du récit. Je m’excuse pour le spoil mais je ne suis pas toujours au clair dans ma tête. Il semblerait que ce soit ma marque de fabrique, par conséquent je m’excuse d’être si imparfaitement moi-même et d’introduire si imparfaitement ma chronique chaotique.

Miss Crampon. N’est pas Miss Crampon qui veut. Mais tout le monde peut être Miss Crampon. Même les jeunes filles qui ont des appareils auditifs, se sentent insignifiantes et donc, manquent de confiance en elles. Même Suzine, l’héroïne de cette histoire.

Bon ok, Miss Crampon ce n’est pas la consécration ni même un but en soi mais il n’empêche, remporter cette élection organisée par le club de foot local est un moyen de prouver, devant témoins et devant témoins qui ont bien, bien égratigné la confiance de Suzine, que c’est possible. De gagner et, en plus, d’en être fière. Ce n’était pas évident pour la jeune fille, vous l’avez compris, mais Suzine l’a fait. Il suffit parfois d’un déclic intelligemment provoqué par quelqu’un. Ici, c’est le beau-papa qui s’en charge merveilleusement. C’est génial ça, non ? Forcément, ça me touche personnellement, moi qui possède une famille gaiement recomposée. On oublie trop souvent les rôles que peuvent délicatement et joliment jouer les belles-mamans et les beaux-papas dans la vie d’un enfant. Bien souvent, par exemple, qui dit belle-maman dit belle-doche, dit marâtre, dit un truc très moche qui serait un mix entre Lady Tremaine de Cendrillon et Folcoche de Vipère au Poing (même si dans le roman autobiographique d’Hervé Bazin il s’agit de la figure maternelle et je ne voudrais pas vous embrouiller mais vraiment, je ne peux imaginer pire figure maternelle que celle de Folcoche, j’en ai encore des frissons d’angoisse tant j’ai été traumatisée par ce personnage, c’est d’ailleurs pour ça que je cache ce livre dans ma bibliothèque comme si c’était le livre monstrueux des monstres dans Harry Potter et qu’en ce sens, Folcoche était prête à tout instant à me fusiller du regard et à m’invectiver, ceci à tel point que je me sentirais obligée de prononcer cette phrase dite par le narrateur et l’écrivain lui-même « nous allons mieux depuis qu’elle étouffe »). Pardonnez-moi pour la longueur et la lourdeur de ma phrase entre parenthèses mais elle est à l’image de mon traumatisme qu’à priori, je n’ai toujours pas réglé. De toute évidence, il a fallu que je le décrive ici pour l’accepter.

Bref, les beaux-parents ne jouent pas souvent un rôle positif dans les récits, si tant est qu’ils y existent. Pourtant, ils peuvent faire des miracles. Comme Viviant, le beau-père de Suzine, qui l’encourage avant son passage sur scène, cheveux attachés et appareils auditifs visibles :

Là, excusez-moi mais il faut que je pleure toutes les larmes de mon cœur/de mon corps, un peu comme lorsque j’ai entendu la chanson « beau-papa » de Vianney tout à fait par hasard à la radio, pendant que je conduisais. Est-ce que j’ai dû m’arrêter sur le bord d’une départementale de Haute-Saône ? Tout à fait ! Est-ce que j’ai dû avouer que Vianney m’avait émue, moi qui écoute tout sauf Vianney ? Oh yeah.
Si c’est flou, c’est pour vous représenter les mots que j’aperçois avec mes yeux embués.
Coucou la mauvaise foi 🙂

« Je suis la plus belle fille du monde ». Elle va le dire, Suzine. Elle va même le crier. A tel point que sa maman accourt en pensant qu’elle est à nouveau sourde.

Parce que oui, Suzine souffre d’un handicap qui touche son ouïe, un « petit problème » dont on ne comprend véritablement la teneur et l’enjeu qu’à la toute fin du récit. Un « petit problème » survenu à la suite d’un « accident » survenu dans l’enfance. Un « petit problème » qui a forcément un impact sur sa vie sociale qui, disons-le franchement, n’est déjà pas nourrie de relations saines et authentiques. Ses deux « meilleures amies » (il y a beaucoup de guillemets dans ce paragraphe, ceux-ci vous invitent à faire travailler votre sens de la déduction, pardon, mais au moins, vous n’avez pas à me subir moi, mimant les guillemets avec mes doigts, chose qui est insupportable, on est d’accord ?) sont odieuses, intéressées, toxiques et pourraient facilement obtenir la médaille d’or des harceleuses. A force d’entendre des crasses non-stop comme « sale menteuse », « tu me le paieras », « tu as toujours été jalouse de moi », « lundi ça va être ta teuf » et, le pire du pire, « je vais te pourrir », Suzine se renferme sur elle-même, ajoutant à sa surdité, un mutisme qu’elle actionne en mode automatique lorsque cela devient trop violent. Elle « se chut ». Y compris lorsqu’elle ne peut gérer un trop plein d’émotions et d’informations au sein de sa famille certes aimante, mais bien bordélique. Quant aux garçons, c’est encore autre chose. A-t-on besoin, à tous prix, de tomber amoureuse ? Quelqu’un peut-il le décider pour vous ? Non, non et non. Tout est trop. Et trop, c’est trop. Suzine « se chut » souvent et se coupe du monde, les cheveux planqués sur les oreilles.

J’aime beaucoup ce roman qui aborde des questions essentielles. Et derrière le récit parfois poussé à son paroxysme en matière de quiproquos et situations insolites – personnellement j’adore le séjour au ski WTF qui dure une bonne partie du récit mais je pense que certains le trouveront long et exagéré- il remue pas mal tout autant qu’il questionne. On réalise que Suzine est obligée d’adopter des comportements qui sont contraires à ce qu’elle est réellement, tout cela pour plaire aux autres. D’où les mensonges en floppée et les retours de bâton reçus comme des coups de poignard en plein cœur. Personne ne mérite cela. Personne ne devrait avoir à changer ou à se planquer. C’est facile à dire, hein ? Oh que oui et cela arrive plus fréquemment qu’on ne le pense. En amitié, en amour, tout le temps. On fait comme Suzine qui déclare : « j’ai appris à devenir l’incarnation exacte de ce que les gens attendent de moi ».

Ça, c’est la facilité, et c’est tellement rassurant d’y céder. Mais quand enfin, on est aimé pour ce que l’on est réellement, alors on peut commencer à vivre, vraiment. Retenez cette phrase comme une citation mi-niaise mi-véridique à ressortir en story instagram avec un cœur en gif (Mea culpa, c’est ce que je fais déjà). Je ne peux pas m’en empêcher. C’est tellement gratifiant d’être aimée et appréciée alors même qu’on est introvertie-bizarroïde-à-tendance-folfdingos-qui-cache-bien-son-jeu. Il fallait être patient, faire les bonnes rencontres. Il n’est jamais trop tard, même à 25 ans (+12).

Chaque lecteur trouvera un intérêt à lire ce récit qui, en plus de faire travailler les méninges (bon ça, c’est faux en vrai, on ne fait pas travailler les méninges parce que les méninges n’ont aucun rôle dans les fonctions mentales, j’ai bossé le sujet quand j’ai voulu me reconvertir en l’orthophoniste que finalement je ne serai jamais), fait joliment rire. Mention spéciale au séjour au ski et à Camille, la belle-mère qui joue sa vie aux soirées karaoké malgré la fièvre, qui foule la neige en talons hauts et mini-jupe, qui organise des virées parfaitement organisées et responsables en apparence, qui souffre du cliché de la belle-mère extrêmement jeune, superficielle mais qui est si drôle, si authentique qu’elle s’en contrefiche du qu’en dira-t-on. En plus, elle écoute, véritablement. Camille est l’objet de toutes les attentions mais l’attention, elle en offre beaucoup en retour. Prix d’honneur également à l’humour de Suzine. L’auto-dérision est bien une arme et notre héroïne s’en sert avec brio. C’est si délicieux de lire Suzine, elle qui nous narre aussi bien ses aventures, aussi difficiles soient-elles. C’est justement cette ambiguïté qui fait l’originalité de ce roman.

J’aime beaucoup ce genre de détails parfaitement décrits. C’est comme la situation amoureuse rocambolesque vécue lors du séjour au ski, basée sur un épisode qui ressemble à : machine est amoureuse de machin qui a été amoureux de machine mais qui l’a laissée tomber au détriment de machine 2 qui est en fait amie avec machine 1. Cela pourrait être catastrophiquement niais mais Claire Castillon a su transformer une situation réaliste -les adolescents peuvent vivre les questions amoureuses de cette manière, je rappelle que je vis avec une adolescente et que je suis entourée d’adolescents une bonne partie de mes journées, une bonne partie de l’année, merci d’avance pour votre sincère compassion- en situation sarcastiquement réussie. Gniark gniark, on adore.

Mais tout évolue dans ce récit, y compris le ton employé par le personnage principal. Il y a le recul, cette fameuse ironie et finalement, le roman se clôt avec une note de tendresse et avec l’acceptation tant attendue. Le temps. Il faut parfois beaucoup de temps pour s’accepter, accepter de ne plus dépendre de personnes toxiques et pour grandir, tout simplement.

« Je me retiens parfois de jouer à la poupée ou de faire parler mes Barbie, planquées dans leur camping-car, en haut de mon placard, en réserve pour si un jour j’avais des enfants… J’essaie de grandir au plus vite, mais au fond, je suis dépassée par la vitesse. Quand je me chut, c’est pour me retrouver, moi et le souvenir de ma collection d’animaux en porcelaine que j’ai planquée dans une boîte à chaussures pour ne garder qu’une décoration épurée semblable à celle que préconisent mes copines pour leur chambre ».

Chers adolescents, prenez le temps. Prenez le temps ! De grandir. D’être vous-mêmes. D’être fiers d’être vous-même. Le chemin est parfois long et fastidieux mais au bout, il y a des rencontres formidables, des yeux « dans lesquels l’amour rebondit, d’autres (…) où il s’installe », des moments décisifs -peut-être un défilé en crampons ?- des soupirs de soulagement, des épaules redressées et un magnifique sourire collé aux lèvres.

Coups de cœur, Romans pour ados

Annie au milieu / Émilie Chazerand / Sarbacane

Quand j’ai lu le résumé de ce roman, lors d’une énième visite en librairie, mon cœur a vrillé. Direct. J’ai aussitôt repensé à l’un de mes films préférés, petit bijou cinématographique, sorti en 2006. Seize ans, déjà ! Little Miss Sunshine. Je ne sais pas si vous l’avez déjà vu mais il faut le voir pour tout un tas de raisons. Surtout parce qu’il est barjo mais beau parce qu’il est barjo. Et magnifiquement inoubliable parce qu’il est beau parce qu’il est barjo.

Olive n’a même pas huit ans et sait déjà ce qu’elle veut. Elle a un rêve, celui d’être mini Miss. Oui, là vous êtes certainement en train de vous écrier « au secours » mais non, non, vous avez tort. Car ce n’est pas un film dégoulinant de paillettes et de malaise absolu, combo complètement probable dans l’univers des mini miss aux Etats-Unis, mais un road-trip incroyable, porté, mené par les membres d’une famille complètement à la dérive et complètement dingues, chacun à leur façon. Olive et son rêve se tiennent là, rayonnants de joie et d’innocence au milieu d’eux et de toute cette situation foutraque. C’est Olive qui les relie tous et leur offre un fil rouge vital. Pffffiiiiiouwaouh (c’est l’onomatopée d’un soupir d’admiration ça, non ?) KO total.

J’adore cette accroche « Everyone pretend to be normal » qui est bien mieux que celle en français qui est « une famille au bord de la crise de nerfs ». Cette phrase colle merveilleusement au roman d’Emilie Chazerand. Tout le monde fait semblant d’être normal (et moi j’ai un bac +12 en traduction). Et qu’est-ce que c’est, d’ailleurs, la normalité ?

Le roman « Annie au milieu » d’Émilie Chazerand me fait penser à ce film parce que j’y ai retrouvé les mêmes singularités qui font ressentir les mêmes choses. De manière puissante et presque violente. Dans le film, on retrouve cette folie déterminante, un portrait identique d’une famille à la dérive au sein de laquelle chacun doit trouver sa place, des interrogations semblables sur la norme, sur la normalité et logiquement donc, sur l’exclusion. Ces deux œuvres possèdent cet optimisme, cette joie incroyable qui accompagne votre lecture/votre visionnage pour finalement vous laisser coi, ce signifie -de manière plus limpide- que mon visage n’était que bouche bée et larmes torrentielles. J’ai refermé le livre, j’ai lu le générique de fin de film, j’étais incroyablement moche mais heureuse avec, vous pouvez aisément l’imaginer, mon visage inondé de mascara dégoulinant et de bave dégoulinante. Bref, j’étais ignoble mais je remerciais la vie toute entière.

La couverture n’est pas jaune comme l’affiche de Little Miss Sunshine mais l’ensoleillement est pourtant bien présent. Annie est au milieu et elle rayonne. « Elle irradie ».

« Velma et Harold sont le frère et la soeur d’Annie. Annie est « différente » . C’est comme ça que les gens polis disent. Elle a un chromosome en plus. Et de la gentillesse, de la fantaisie, de l’amour en plus, aussi. Elle a un travail, des amis et une passion : les majorettes. Et Annie est très heureuse parce que, pour la première fois, sa troupe aura l’honneur de défiler lors de la fête du printemps de la ville.
Mais voilà, l’entraîneuse ne veut pas d’elle pour cet événement : elle n’est pas au niveau, elle est dodue… Bref : elle est « différente » . C’est bête et méchant. Ca mord Annie et les siens, presque plus. Alors, qu’à cela ne tienne : Annie défilera, avec son équipe brinquebalante, un peu nulle mais flamboyante. Ses majorettes un peu barjo. Ses barjorettes, quoi
« 

Annie est différente, c’est comme ça que les gens polis disent…

La différence. C’est le grand thème de ce roman. La différence et surtout la manière dont est perçue cette différence.

Parlons de la trisomie, tout d’abord. Naturellement, il y a une floppée de personnes intelligentes et sensées qui perçoivent Annie comme tout être humain devrait être considéré : avec bienveillance. Mais il existe encore des gens qui sont juste abjects. Sans même le cacher, comme ces clients du Little Asia Mini Market, dans lequel Annie travaille, qui la traitent de « mongolita » et qui lui font des allusions sexuelles à gerber. Ou plus insidieusement, comme l’entraineuse de l’équipe de majorettes qui refuse qu’Annie défile avec la troupe, lors de la fête du printemps. Et ça, ça donne juste envie de tout casser et si ça doit être la gueule du gars qui dit ou de la meuf qui fait, alors tant pis. J’aime tellement la réaction de la maman d’Annie après coup, lorsqu’Elodie, l’entraîneuse de l’équipe de majorettes, annonce son infâme décision. C’est narré par la jeune fille elle-même :

Oh mon dieu, que ça soulage de dire ça. Et de le lire.

Annie. Elle est belle, lumineuse, innocente. Elle ne sera jamais aussi bien décrite que par son grand-frère Harold et sa petite soeur Velma, qui l’aiment infiniment. Les trois enfants de la fratrie prennent tour à tour possession de la narration et rendent le récit vivant et criant de sincérité. Cela peut être également extrêmement douloureux. Car la naissance d’une enfant trisomique, c’est un bouleversement. Avec un impact sur chaque membre de la famille. Sur la famille toute entière. Il y est difficile pour Harold et Velma de trouver leur place et de se sentir aimés pour ce qu’ils sont eux, et non parce qu’ils ne sont pas Annie. Il est difficile pour la mère de ne pas vivre cette vie rêvée d’architecte épanouie alors qu’elle doit enchaîner les rendez-vous et vivre sa vie telle une Sainte sacrificielle, au détriment des besoins des autres, de ses besoins à elle. Difficile de ne pas se sentir coupable, de ne pas se dire « avec les enfants, j’ai tout raté. Je les ai gâchés ». Il est difficile pour le père d’arrêter de se cacher derrière l’humour ou de rester toujours détaché, quitte à faire penser qu’il ne sait plus aimer. Avoir un enfant trisomique, c’est un bouleversement. Ce serait si facile si chacun pouvait aisément se l’approprier, ce bouleversement. Mais on le sait, rien n’est acquis car rien n’est linéaire et prévisible. Dans toutes les familles, c’est ainsi. C’est plus long et douloureux pour certaines. Seulement, si l’amour est présent, même s’il est enfoui, il renaîtra. Et dans ce roman, il renaît. Et quelle renaissance. Simple. Basique. Basique. Simple. Comme dans la chanson d’Orelsan qu’ils choisissent pour leur représentation de « barjorettes ». Simple. Basique. Basique. Simple. Et remarquablement bordélique ! Mais c’est beau, le joyeux bordel, non ?

Harold et Velma sont également différents et souffrent de cette différence. Harold, c’est un jeune adulte doté d’une grande sensibilité mais qui la freine, volontairement ou inconsciemment, on ne sait pas trop mais on devine. Il a choisi de stopper ses études sans le dire à sa famille, ce qui entraîne quelques complications jusqu’au drame que l’on sait inévitable. De plus, il est homosexuel. Et s’il y aujourd’hui une tolérance bien plus grande par rapport à l’homosexualité -il était grand temps, bordel- il est toujours difficile de l’avouer à ses proches, surtout quand on a une famille à l’équilibre plus que précaire. Voilà pourquoi Harold n’ose pas avouer que Camille est Camille. Et pas Camille. Il n’y a qu’Annie qui sait. C’est sans doute la plus perspicace, la plus intelligente, n’en déplaise à ce gros connard de psy qui l’a diagnostiquée avec un QI de 52 et rien d’autre. « Faites le deuil de ce qu’elle ne sera jamais ». On a le droit de l’insulter, lui aussi et de lui souhaiter une gangrène des testicules ? Bref, Annie sait mais les autres ne voient pas ou ne veulent pas voir. Harold devra prendre du recul, s’éloigner quelques temps pour réfléchir à cette différence qui le constitue et qui reste à montrer au reste du monde. Et à sa place qu’il doit considérer. Ce n’est en rien plaisant. « J’en ai les larmes aux yeux, tout à coup. Je suis fatigué. Parce que c’est fatiguant, d’essayer. Toutes les heures. Et d’échouer, toutes les heures ».

Velma se sent différente, elle aussi. Elle a ce statut complexe de cadette et de celle qui arrive après. Après Annie. Toute la lecture durant, nous sentons ce poids qui la heurte, elle qui ne se sent pas légitime d’être née. C’est terrible de dire cela. C’est cependant ce qu’elle arrive enfin à exprimer à sa mère. C’est vital. Elle doit poser la question. Sinon, elle meurt, elle se meurt. « Pourquoi tu m’as faite ? » On ne peut pas s’établir en psy de pacotille et se demander si c’est à cause de cette culpabilité d’exister qu’elle ressent le monde avec une telle hypersensiblité mais on ne peut s’empêcher de se dire que cela fait d’elle une personne clairvoyante, dans le sens où elle voit la vie comme elle est. Parfois elle est moche et douloureuse, parfois elle est belle jusque dans ses moindres détails.

Oui, Velma fait des listes. Toutes aussi belles et vraies les unes que les autres. Et moi je fais des photos floues en fin de journée sur mon canapé à côté d’un petit garçon scotché à mon bras qui me fait trembler et qui rigole, en plus. Je le mets sur « ma liste des choses que j’aimerais éviter mais je ne peux pas parce qu’on ne rejette jamais un petit garçon choupinet scotché à son bras ».

Tous les personnages ont leur importance, leur sensibilité, leur manière de voir le monde et de cohabiter avec lui. Tous sont merveilleux. La grand-mère un peu foldingue mais fragile, la tante-dont-tout-le-monde-a-besoin, Hui évidemment, Camille qui bouscule parce qu’il faut, les poules confidentes, maman Zhou qui réalise des maillots de compétition comme un feu d’artifice avec des cristaux facettes blancs et des capes en plumes d’autruche roses. Tous ces personnages gravitent autour d’Annie et Annie est au milieu, elle fait office de soleil. C’est le « sentiment océanique » de Romain Rolland. Velma la décrit très bien, « cette impression soudaine de ne faire qu’un. De faire corps. Cœur commun. Avec l’univers tout entier ». Nous lecteurs, nous faisons partie de cet univers tout entier. Avec cette impression magnifique. Ce sentiment océanique. Qui nous fait nous sentir joyeux, libérés, vivants.

Alors, la fameuse différence dans tout ça ? Elle rend les gens meilleurs, plus sincères, aussi. Elle n’est pas faite pour éloigner les gens les uns des autres mais bel et bien pour les relier. Et pour leur permettre de trouver LA place, enfin, qu’importe si c’est celle d’une planète naine qui n’existe plus. C’est la place parfaite. Celle qui convient.

Romans pour préados

Papa, l’argent et moi… / Julien Artigue / Oskar

Aujourd’hui, j’ai choisi de vous parler d’un roman court au propos essentiel : la pauvreté. Vous savez, ce genre de sujet que l’on préfère occulter parce qu’il y a par essence une sorte de gêne ou de honte qui y est associée. Pourtant les questions d’argent sont au cœur de nos préoccupations. Je ne vous apprends rien. On pleure en faisant nos pleins d’essence. On culpabilise d’avoir fait l’achat d’un bien non-essentiel (maintenant on doit vivre avec la dichotomie essentiel/pas essentiel. Il semblerait, de manière générale, que nous aimons bien penser en ce sens, comme s’il n’y avait qu’une vision binaire et quelque peu manichéenne du monde et des possibilités. C’est peut-être pour ça qu’on s’en met plein la tronche aussi, pas besoin de regarder les débats chez Hanouna pour le comprendre, on le voit ou on le vit chaque jour. Opposer. S’opposer. Et se crier dessus au lieu de se comprendre. Est-ce que je m’égare encore dans une parenthèse qui fait 15 kilomètres de long ? Oui, encore. Raphaël Enthoven ou tout autre philosophe de pacotille, sors de mon corps et vite, s’il te plaît). Bref. On y est. Tout est question d’argent parce que c’est l’argent qui nous fait vivre. Avant, de mon temps, jadis, il y a bien longtemps, on pouvait vivre d’amour et d’eau fraiche mais désormais, là, dans ce monde un peu détraqué, sans argent, on n’est rien, on ne peut rien. Ou alors, c’est difficile. À priori, nous ne sommes pas tous des milliardaires dont les seules préoccupations un tant soit peu anxiogènes s’orienteraient autour de la possibilité de démolir un pont historique pour faire passer un bateau clinquant et hors-norme.

On en est là. L’argent n’est pas forcément une promesse de vivre mieux et de la meilleure façon possible. L’argent, ça peut aussi être cette possibilité de détruire ce qui est vraiment précieux et de devenir un gros con. Oupsi.

Mais on ne peut pas faire sans.

L’argent, c’est la grande préoccupation des adultes. Les enfants ne devraient pas s’en préoccuper. Ce n’est pourtant pas le cas de la narratrice de ce récit. Parce que tout fout le camp autour d’elle et que ça la touche, forcément. Elle exprime tout cela très naïvement mais c’est normal, c’est une petite fille. Elle ne comprend pas la réalité qui se trame autour d’elle.

En même temps, ses émotions s’expriment avec une intensité folle. Légitimement. Sa maman est partie, la laissant seule avec son père. La jeune fille lui écrit des lettres dans lesquelles elle expose ses frustrations, ses incompréhensions. Sa colère, aussi.

L’écriture est simple, elle souffre de quelques maladresses, de redondances, d’un style un peu exagéré. Mais si la forme laisse perplexe par moment, le fond est percutant. On comprend la manière dont le père veut s’en sortir sans toutefois impacter la vie de sa fille. Et sans rien lui dire. Il a mis en place toutes sortes de stratégies. Les règles qu’il a disposées sur le réfrigérateur, par exemple. Plus d’eau en bouteille parce que c’est une aberration. Tirer la chasse d’eau une fois sur deux. Le chauffage à 18° sinon les pulls, si on a froid, ça existe (et les plaids et les grosses chaussettes en pilou et les bouillottes, c’est moi qui le dit, parole de frileuse). La fin des trajets en voiture car c’est comme si on tirait sur un ours polaire en carabine. Voilà pour les stratégies et les non-dits. Or, on sait que ce sont les non-dits qui sont les plus destructeurs. La vérité ferait moins mal mais elle se cache derrière la honte. Donc…

A ce moment-là de ma critique, je sens que vous avez besoin de souffler un peu. Le sujet est pesant. Et il me reste encore beaucoup d’éléments du récit à vous partager. C’est le moment de vous offrir une petite anecdote qui fait écho à ma lecture et surtout, à ma vie incroyablement intéressante.

Ce passage m’a soudainement ramenée à l’un des moments les plus tragiques de ma vie. Le NOOOOOOOOOOOOOOON de l’héroïne. C’est ce cri que j’aurais du pousser si mon conjoint m’avait dit, en allant donner le bain à notre enfant -14 mois à l’époque – qu’il allait lui couper les cheveux. Il ne l’a pas fait. C’était une surprise. Et quelle surprise !

Vous ne verrez pas de photo de mon enfant ici. Mais imaginez seulement le garçonnet le plus beau du monde, en toute objectivité bien sûr, avec la coiffure de Godeffroy de Montmirail dans « les Visiteurs » ou bien celle de Jim Carrey dans « Dumb et Dumber ». Pour mémoire, ça donne ça :

C’est vraiment la MÊME coupe. Photos trouvées sur trendycut.com. Je n’ai pas mieux comme copyright mais ces images devraient automatiquement tomber dans le domaine public. Pour que tout le monde sache qu’il est possible d’en arriver là si, avec vos ciseaux, vous n’avez plus le contrôle de vous-même ou si vous pensez, à tort, être un génie de la coiffure

Voilà à quoi ressemblait mon fils, mon ange sublime descendu des cieux de la beauté et béni par les dieux de la perfection. Je n’exagère pas quand je vous évoque le résultat. Forcément, j’ai pleuré. Lui, il était tout heureux de me montrer sa nouvelle coupe. Il souriait. Il est ainsi, mon fils. Heureux de toute nouveauté qui peut égayer sa vie et la vie des autres. Il souriait et moi je pleurais. Pour ne pas lui créer de traumatismes irréversibles, je lui ai affirmé que je pleurais parce qu’il était magnifique. Une mère sait mentir quand il faut. Mais dès que mon fils a eu le dos tourné, mes lèvres se sont animées à destination de mon conjoint. Aucun son ne sortait de ma bouche mais il a bien déchiffré ce que je souhaitais lui dire : Plus. Jamais. Ça. Ou. Tu. Vas. Le. Regretter. Malheureusement pour le monde entier, le confinement de mars 2020 a débuté deux jours plus tard. Heureusement pour nous, nous avons pu vivre cloîtrés, loin des regards et des jugements.

Interlude terminée. Revenons au roman. Les petites économies et les stratégies paternelles s’effacent derrière la réalité glaçante qui les rattrapent. Elle ne peut être évitée. Il n’est alors plus question d’économiser l’eau ou de repousser l’achat d’un foulard dans un commerce du centre-ville. Les huissiers – qui sont pris pour des cambrioleurs par l’héroïne – les dépouillent de tous leurs biens et le manque de nourriture a un impact dramatique sur la santé de la jeune fille. Cette dernière est obligée de prendre des décisions radicales pour aider son père. C’est le signe que non. C’est trop.

La fin n’est pas plausible. C’est le défaut des romans que j’ai lus qui sont issus de cette collection intitulée « Droits de l’enfant », chez Oskar Jeunesse. Ils amènent à réfléchir sur des sujets graves (le harcèlement, l’inceste, les violences intra-familiales, etc) mais les solutions envisagées sont bien trop simplistes et édulcorées pour être validées comme telles. Une petite solution ne peut résoudre un gros problème. Ou juste momentanément.

Allons au bout des choses, plus loin dans la réflexion. C’est bien évidemment essentiel de sensibiliser sur de tels sujets mais le monde ne peut se résumer à des problèmes couplés à des happy-ends. Il est bien plus complexe que cela. Il passe par des détours nécessaires. Des essais parfois infructueux. Des détours sans nul doute sineux. Tout le monde peut le comprendre, même les plus jeunes.

Romans pour préados

Les filles montent pas si haut d’habitude / Alice Butaud / Gallimard Jeunesse

C’est marrant parce que la première chose à laquelle je pense en lisant ce titre, c’est à ce que dirait ma maman adorée si elle le voyait. « Les filles NE montent pas si haut d’habitude ! Encore une fois, ils ont oublié la négation ». Je l’imagine scander ça à la pièce silencieuse et je m’imagine moi sourire légèrement parce que j’aime bien quand elle râle, ma maman. Elle est très, très à cheval avec la langue française. Et avec les bruits que l’on peut faire en mangeant, également. Il faut faire attention à ne pas mâcher la bouche ouverte et une fois qu’on a avalé notre cuillerée de spaghettis bolo (ou plutôt de blanquette de veau) bien comme il faut, on peut s’exprimer, mais il faut parler correctement. Je souris mais ce n’est en rien méchant ni même ironique parce que je fais un peu ça aussi, avec mes enfants. Je fais comme ma maman. Elle me manque, là, maintenant.

Pourquoi ce titre ? Pour tout vous dire, je ne suis pas hyper convaincue par celui-ci. Il ne reflète pas exactement le contenu du livre. Même s’il n’est pas hors-sujet, vous le comprendrez rapidement. Même s’il est chouette, hormis bien évidemment, l’absence de négation, hein maman ? Ce titre, c’est vrai, il nous annonce la couleur. Dans ce roman, il est question d’une fille particulière et d’une fille en particulier. Elle ne correspond pas à l’image que l’on se fait faussement des filles. Elle est le genre de fille que tu ne rencontres pas tous les jours. Le genre de fille qui a confiance, qui marche droit devant elle (je ne sais pas pourquoi j’ai la voix de Dori quand elle chante « nage d’roit d’vant toi nage d’roit d’vant toi » à Némo, excusez moi, il fallait que ça sorte) et qui sait exactement ce qu’elle veut. Elle est celle qu’on aimerait toutes êtres, celle qu’on devrait toutes être. Celle de la couverture. Jugez par vous même.

J’aime tellement cette couverture, avec Elle. Détermination. Tête haute. Liberté. Bonheur. Merci François Ravard.

Même son apparition dans le récit est incroyable. Quand Timoti la voit pour la première fois, il est à la fenêtre de son immeuble. Il n’est pas bien sûr de ce qu’il aperçoit car, est-ce possible ? J’aime tellement sa réaction face à cette jeune fille libre, qui se contrefiche du regard des autres, qui n’hésite pas à s’exprimer haut et très fort et qui ne porte même pas de chaussures. Ben ouais.

La fille à la queue-de-cheval virevolte autour de la tondeuse à gazon. Elle agite un bras en l’air et pousse des cris guerriers (…) Elle a peut-être la rage ?

J’adore. C’est si joliment drôle. L’une des plus belles premières apparitions de personnage que j’aie pu lire jusqu’alors. La rencontre entre nos deux héros n’est pas banale non plus. Elle leur ressemble. Haut d’un arbre VS fenêtre d’un immeuble. Vous devinez qui est où. On comprend mieux le titre, au passage.

Et alors, elle s’appelle comment cette jeune fille ? Petite devinette extraite du roman. Si vous êtes plutôt calés en mythologie (romaine, ici), ça devrait le faire :

Indice perso qui vaut des points : C’est une déesse badass – et notre Miss France actuelle se prénomme ainsi. C’est assez insolite d’ailleurs, quand on y pense. Le premier qui met la réponse en commentaire aura mon respect éternel – et une tablette de chocolat si je vous connais dans la « vraie vie » (oui, je m’exprime comme une candidate de télé-réalité)

Timoti, il est l’exact opposé de cette jeune fille au nom de déesse. Il porte d’ailleurs un nom de shampoing. C’est dire. Ce qui est certain, c’est qu’il n’est pas du genre meneur. Et encore moins du genre cool :

Ok Timoti, tu n’es pas le seul à employer le mot chouette, je trouve moi-même ce mot hyper chouette et je l’emploie tout le temps

Timoti est plutôt du genre à tout programmer pour éviter que, à se sécuriser parce qu’on ne sait jamais, à poser mille questions pour comprendre à tout prix. Son père, avec lequel il vit exclusivement, ne veut jamais répondre à celles qui importent vraiment. Il tourne tout à la dérision ou bien il occulte. C’est moche et ce n’est en aucun cas ce dont a besoin Timoti. On parle de besoin vital, en vérité.

Le jeune garçon a un quotidien bien réglé. Il ne va pas à l’école, la faute à une phobie scolaire mais il apprend tout et retient tout. Grâce aux livres, à l’observation, à l’expérimentation. Cela lui convient très bien. Il n’a pas de vie sociale comme les gamins de son âge mais il s’évade dans les poésies qu’il écrit. Je ne juge pas. Je comprends. J’étais un peu comme ça, moi aussi. Je m’asseyais sur le rebord de ma fenêtre, au premier étage de ma maison d’enfance située dans un petit village alsacien et j’écrivais toutes mes pensées dans un carnet ou alors je rédigeais des lettres d’amour que j’envoyais – avec un timbre et tout ça – ou pas. J’avais une vision très romanesque de moi-même et de moi-même qui écrit. Cependant, je savais exactement quel pouvoir et quelle force l’écriture pouvait avoir sur ma vie. Comme Timoti. Comme pas mal de gamins un peu mal dans leur peau, un peu rêveurs et pénalisés parce qu’ils le sont. Beaucoup se reconnaîtront dans ce personnage.

Alice Butaud trompe très joliment et très malicieusement ses lecteurs. Car ces personnages ne sont pas si antinomiques. Ils ont peut-être des traits de caractères opposés mais il y a des ressemblances qui les relient. Leur rapport à l’école, par exemple. Timoti souffre de phobie scolaire et Elle, elle ne trouve pas sa place au sein de cette Institution qui ne lui correspond clairement pas :

L’école me hait ! Je suis hyperactive, hypersensible, hyper-tout. Je ne colle pas avec l’école.

Voilà, voilà.

Ils sont aussi liés parce que l’un a des questions et l’autre a des réponses. Parce que… Ah ça, c’est l’énorme révélation du roman. Une grosse ficelle dans un récit délicat. Un imbroglio de folie (poke petit pléonasme ou quoi que ce soit d’autre). Ce n’est pas si important. L’important, c’est la quête. Qui passe par une grande aventure, un truc un peu dinguo qui permet, une fois les angoisses et les côtés pratiques réglés, de se sentir libre et peut-être heureux, qui sait ? Cette aventure initiatique, Timoti ne l’aurait pas tentée sans Elle mais il le fait.

La vérité, Timoti l’obtiendra et la parole sera libérée. Quel soulagement attendu. Cette issue bienvenue explose d’optimisme et de rires. Parce que oui, l’histoire se termine par un fou-rire. Elle ne pouvait pas se clore autrement.

Je l’aime beaucoup, ce roman. Il est curieux, fantasque, peut-être bien trop peu probable, mais qu’importe. Il est empli de poésie, aussi. De débats sur les grenouilles et les contes de fées, sur le changement, sur la mesure des risques que l’on prend, sur les princesses mollassonnes (team Timoti, hé oui) sauvées par des princes (team Elle, ben carrément). J’aime autant les détails drôles et véridiques (qui n’a jamais fait un voeu à 11h11 par exemple ?) que la grande réflexion en fil rouge sur l’Identité (qui suis-je ? Telle est LA question). Et tout est abordé avec beaucoup, beaucoup de sensibilité.

C’est un très beau roman sur l’enfance. Qui nous montre que toute enfance peut très bien aboutir au monde des adultes sans faux-semblant, sans mensonge mais avec, logiquement, de la sincérité, un peu de rêve et de folie et surtout, oui surtout, avec une évidente et absolue Liberté.