Romans pour ados

J’ai égaré la lune / Erwan Ji / Nathan

Tu t’es déjà sentie vivante ?

Ce roman, cela faisait des mois qu’il prenait la poussière sur ma table de chevet improvisée. A noter, c’est un livre que j’ai emprunté dans mon CDI. Je me le suis emprunté à moi-même. Ce qui est assez cocasse, n’est-ce pas, alors que je suis la première à râler après les élèves tandis que je les pourchasse dans le couloir pour récupérer leurs prêts. Ne me jugez pas merci bien.

Pourtant, j’avais énormément envie de le lire, ce roman, puisqu’il fait suite au très réussi « J’ai avalé un arc-en-ciel » qui m’avait déjà marquée pour mettre si joliment et naturellement en scène l’homosexualité féminine. Mais, la vie fait que parfois, ce n’est pas le moment et hop, comme par enchantement ou, au contraire, comme une évidence, cette petite filoute de vie nous rappelle juste quand il faut qu’elle a ce qu’il faut. Quand j’ai entamé ce roman, j’avais besoin de beau, de liberté, d’évasion et d’un peu de folie. Je n’ai pas été déçue.

Le résumé, déjà. Il dit déjà tout ou du moins l’essentiel. Qu’est-ce que la vie, sinon tout ce qu’on n’a pas imaginé ? Comme Capucine, quand j’étais petite, je rêvais d’une vie à 20 ans que je n’ai clairement pas vécue. Maintenant que j’ai beaucoup, beaucoup, beaucoup de recul – une bonne trentaine d’année de recul oui oui ça fait beaucoup- je peux le narrer avec -oui même avec- un sourire. A 20 ans, j’en étais à mon année +2 de ma dépression. Je me battais avec mes blessures, ma vie, moi-même, tout ceci dans une chambre de 9m2 au sein d’un campus universitaire pas joli joli. A 20 ans, j’essayais de me sevrer tant bien que mal d’un cocktail de médocs qu’un psychiatre qui n’avait de psychiatre que son nom m’avait prescrit avec un hummm de psychiatre et pas plus. Bref, à 20 ans je ressemblais davantage à Ewan Mc Gregor dans Trainspotting en mode je-vois-un-bébé-chelou-marcher-sur-les-murs-parce-que-suis-en-sevrage qu’à Mme future Claire Chazal, étudiante parisienne dans une grande école de journalisme, écumant les soirées et les amoureux avec joie et insouciance. Oui, petite je me voyais présentatrice du journal télévisé. Entre parenthèses, je ne m’imaginais pas le monde télévisuel comme une machine à fric bien pourrie et inégalitaire avec des présentateurs criminels. J’avais 7 ans, quoi. Bref, à 20 ans je n’étais pas la grande personne que je m’étais imaginée petite fille. Comme à peu près, 99,99 % des gens. Comme Capucine.

La transition entre l’enfance, l’adolescence et le monde adulte est sacrément difficile. Pas seulement parce que ce n’est pas cohérent avec tout ce qu’on avait imaginé ou si joliment tracé, dans nos petites têtes de petits enfants naïfs et innocents. Mais parce que s’offre à nous, à ce moment précis, tout un monde de responsabilités et d’inconnu. Autant vous dire que l’inconnu de Capucine est immensément grand. Car la voilà projetée à Tokyo, avec son amoureuse. A deux et avec un amour comme le leur, tout est possible et kiffant mais quand Aiden doit retourner en Californie et laisser malgré elle Capucine à Tokyo, ben là, ça devient carrément flippant.

Parce que Tokyo, quoi. Je ne vais pas vous mentir, jamais je n’irai. Trop de monde, trop de tout. Capucine ne cache rien de cela. De cette immensité qui enivre, qui dynamise autant qu’elle donne le tournis. Mais notre jeune héroïne nous fait découvrir la ville comme aucune guide touristique ne le fait : avec son regard de jeune expatriée qui ne connaît ni la langue, ni les coutumes, ni le quotidien. Et il y a là quelque chose de grisant, de chouette. Cela ferait presque pencher la balance du bon côté : celui qui te fait oublier que tu vis dans une métropole de 14 millions d’habitants et que tu fais ta vie sur une faille géante. Sismiquement parlant, ça n’a pas l’air hype. Mais Capucine rend tout cela délicieusement appréciable et drôle, tellement drôle. Elle arrive à faire de ses déconvenues et de ses maladresses des moments insolites mais joyeux. C’est le pouvoir de l’auto-dérision.

« Et puis j’ai souri aussi parce que c’était la première fois depuis mon arrivée à Tokyo que quelqu’un me demandait ce que je faisais un vendredi soir. C’est un marqueur social, je trouve. De touriste à résidente, d’une certaine façon, ma vie tokyoïte décollait »

Et puis Capucine nous fait découvrir cette vie tokyoïte comme personne : les konbini, ces supérettes ouvertes jour et nuit (à Miami, il y a des palmiers, à Tokyo il y a les konbini), les izakaya (sorte de bistro dans lequel vous pouvez croiser des salarymen, des hommes en costume cravate qui finissent de travailler tard et qui aiment boire de l’alcool pour oublier qu’ils ont fini de travailler tard), les jiko bukken (ça c’est chelou, ce sont les maisons dans lesquelles il s’est passé une mort bizarre, les maisons qui se trouvent près d’un cimetière, ce genre de joyeusetés). Quant à la gastronomie japonaise, elle n’a plus de secrets pour nous lecteurs. Mieux -ou pire, à voir- vous aurez envie de trouver la première épicerie asiatique du coin et de vous gaver de Udon (des pâtes épaisses qui trempent dans du bouillon), de natto (bon ça c’est seulement si l’idée de manger des haricots de soja fermentés vous fait kiffer) ou encore d’okonomiyaki (sortes de pancakes-omelettes japonaises délicieuses, dixit Capucine, on la croit). Tout ceci n’est qu’un aperçu de toutes les petites et grandes découvertes de Capucine, durant les quelques mois passés à Tokyo. Ça donne terriblement envie.

Lorsqu’Aiden, sa petite amie, est contrainte de quitter la capitale japonaise pour la Californie, la plus grande découverte que fera Capucine sera spirituelle et clairement à vocation initiatique. Car quelle meilleure ou pire manière de se découvrir soi-même que lorsqu’on se retrouve perdue dans une ville qui est étrangère jusqu’à la langue parlée. Ouaip. Capucine n’est cependant pas seule puisqu’elle intègre une colocation en mode « auberge japonaise » qui pourrait sans nul doute faire de l’œil à Cédric Kaplisch pour un quatrième volume au cinéma. Si jamais vous avez l’idée d’un titre… Je l’aime bien, cette coloc. Personne n’y est parfait mais tout le monde y est parfaitement à sa place. C’est un si joli paradoxe. Il y a quelque chose de beau à être témoin de leur vie qui se forme dans le petit cocon qu’il ont créé et qui ne ressemble qu’à eux. J’ai aimé observer Lubin réaliser des tableaux Excel que lui seul semble comprendre, Koji avec ses orteils nus sur le tapis, Zenos qui peint debout au milieu du salon, Soo-Jin qui cache sa fragilité sous une capuche et Babar-la-big-boss-de-la-maisonnée qui traduit une lettre trouvée dans la maison.

Je ne vous ai pas encore parlé de cette lettre. Il faut que je vous parle de cette lettre. Laquelle offre au récit une intensité dramatique inattendue. Je vous le dis, je ne m’en remets pas. Gros choc émotionnel. Elle est datée du 30 avril 1955 et narre le bombardement de Tokyo du 10 mars 1945. 279 bombardiers. 100 000 japonais tués.

« Je m’en souviens comme si c’était hier. Les bras tendus comme des ailes, tu vins te cogner contre les jambes de ta soeur, produisant le son d’une explosion, puis tu te roulais par terre, et éclatas de rire lorsque Eiko te chatouilla. Tu n’avais pas encore trois ans ; la gravité de la situation t’échappait ».

3 ans, c’est l’âge de mon fils. Mon tout doux. Qui vit dans son monde de voitures volantes et de bateaux géants. Qui rigole quand on dit « gnokikis ». Qui chante « vite vite il faut se réveiller c’est la rentrée cheveux en pééééétard un peu dans le brouillard toilette de chat un peu raplapla » et qui mime le tout comme si c’était De Niro en plein cours d’actor studio. C’est ça voir 3 ans. Ce n’est pas devoir échapper à la mort.

Je ne vous en dis pas plus, de cette lettre. Elle a toute son importance au sein du récit et dans la vie de Capucine.

Bon. On retrouve ici, sur ce blog, mes avis complètement déstructurés. Donc j’enchaîne ! Ce que j’ai également beaucoup aimé dans ce roman, ce sont toutes les réflexions que l’on peut avoir sur l’amour. Ce que je veux dire, c’est que ce n’est pas linéaire l’amour. Cela ne correspond pas à une seule et même image, un homme un femme des enfants et ils vécurent heureux. Cela peut tout à fait être deux femmes qui s’aiment ou deux hommes. Mais pourquoi se poser des questions, en fait ? Est-ce que ce ne serait pas juste de l’amour et puis c’est tout ? Ben oui. Et c’est déjà ce que j’avais aimé dans « J’ai avalé un arc-en-ciel », le volume précédent. Le fait que l’homosexualité ne soit pas traitée comme un problème avec tout son lot de dramas. Dans le premier tome, Capucine comprend vite qu’elle est amoureuse d’Aiden, c’est tout naturel. Avant elle était amoureuse de Ben, et puis c’est tout. Elle avoue son ressenti à ses parents qui l’acceptent sans aucun problème et puis c’est tout. Y a tellement de choses dans ces « et puis c’est tout ». Il y aurait beaucoup de choses à dire sur les extrapolations incessantes des « gens » mais c’est Capucine qui s’en charge dans ce roman :

La liberté d’aimer. Voilà tout. Ce récit, c’est juste une magnifique ode à la liberté. Bien évidemment, ce n’est pas facile d’aimer librement. Cela n’empêche pas de ses poser mille questions. Quand Capucine se découvre des sentiments pour l’une de ses colocs (Soo-Jin, la fille fragile qui cache sa fragilité sous sa capuche), ce sont aussi toutes ses convictions qui vacillent. C’est si intelligemment décrit. Parce que celui/celle qui n’a jamais douté durant une relation amoureuse jette la première pierre à celui qui. J’ai rarement lu ça dans un roman. Tout semble toujours évident. Ou alors il y a un obscur triangle amoureux à résoudre du type Edward-Bellaquiminaude-Jacob, qui n’est pas transcendant (ne vous méprenez pas, j’ai été fan archi fan de Twilight durant ma jeunesse, je m’insurge surtout parce qu’il n’y a pas de débat possible hein, il n’y a jamais eu qu’Edward on est bien d’accord). Dans ce roman, c’est bien plus profond, c’est à la fois aussi doux que de tenir la main de Soo-Jin toute la nuit pour combler un vide que douloureux comme un baiser qu’on réfrène alors qu’on en a terriblement envie. Ce n’est pas l’une Aiden ou l’autre Soo-Jin et hop, on finit par choisir. C’est beaucoup beaucoup, beaucoup plus subtil. C’est joli, aussi.

« Soo-Jin était recroquevillée sur son futon au milieu de ses peluches. Elle pleurait dans les bras de Jean-Pierre. Ça m’a fait froid dans le dos. Qu’est-ce qui lui arrivait ? Je suis allée m’assoeir à côté d’elle et j’ai posé ma main sur son épaule. Elle a serré Jean-Pierre plus fort (…) Ne sachant pas trop quoi faire, je lui ai parlé en français. Soo-Jin adore que je parle en français. J’ai récité Le Lion et le Rat, Le Corbeau et le Renard et La Cigale et la Fourmi en lui tenant la main ».

C’est beau. Vous voyez, y a pas de tromperie hyper glauque ou un triangle amoureux vampiro-louggarouesque. Y a juste deux êtres qui se lient quand ils ont besoin de se lier. Et des tonnes de questions qui en découlent. En tous cas, ça ressemble terriblement aux petites complications de l’amour qui, vous l’avez bien compris, n’est pas linéaire et uniforme. Ça ressemble un peu à ça la vie, non ? Oui. Et aussi, dans la vie, les doudous existent même quand on est grand, moyen grand ou très très grand. Le mien s’appelle Surimi, il fait 1m20 et c’est un Lémurien tout usé. Merci Soo-Jin, passe le bonjour à Jean-Pierre.

Ce roman, c’est un gros gros shoot de vie à l’état pur. Ce qui induit une bonne réflexion sur le pourquoi et le comment de l’existence mais aussi sur sa fin. Ça remue pas mal. Mais qu’est-ce que ça fait du bien d’être bousculé, de ne pas forcément contrôler ses émotions. Y a juste à lire ce roman immensément riche, en questionnement, en émotions, en tout. Un roman que je « grenouille » passionnément. Qu’est-ce que c’est que ce terme, encore ? Ah ah. Vous le saurez en lisant cette merveille…

Coups de cœur, Romans pour ados

Annie au milieu / Émilie Chazerand / Sarbacane

Quand j’ai lu le résumé de ce roman, lors d’une énième visite en librairie, mon cœur a vrillé. Direct. J’ai aussitôt repensé à l’un de mes films préférés, petit bijou cinématographique, sorti en 2006. Seize ans, déjà ! Little Miss Sunshine. Je ne sais pas si vous l’avez déjà vu mais il faut le voir pour tout un tas de raisons. Surtout parce qu’il est barjo mais beau parce qu’il est barjo. Et magnifiquement inoubliable parce qu’il est beau parce qu’il est barjo.

Olive n’a même pas huit ans et sait déjà ce qu’elle veut. Elle a un rêve, celui d’être mini Miss. Oui, là vous êtes certainement en train de vous écrier « au secours » mais non, non, vous avez tort. Car ce n’est pas un film dégoulinant de paillettes et de malaise absolu, combo complètement probable dans l’univers des mini miss aux Etats-Unis, mais un road-trip incroyable, porté, mené par les membres d’une famille complètement à la dérive et complètement dingues, chacun à leur façon. Olive et son rêve se tiennent là, rayonnants de joie et d’innocence au milieu d’eux et de toute cette situation foutraque. C’est Olive qui les relie tous et leur offre un fil rouge vital. Pffffiiiiiouwaouh (c’est l’onomatopée d’un soupir d’admiration ça, non ?) KO total.

J’adore cette accroche « Everyone pretend to be normal » qui est bien mieux que celle en français qui est « une famille au bord de la crise de nerfs ». Cette phrase colle merveilleusement au roman d’Emilie Chazerand. Tout le monde fait semblant d’être normal (et moi j’ai un bac +12 en traduction). Et qu’est-ce que c’est, d’ailleurs, la normalité ?

Le roman « Annie au milieu » d’Émilie Chazerand me fait penser à ce film parce que j’y ai retrouvé les mêmes singularités qui font ressentir les mêmes choses. De manière puissante et presque violente. Dans le film, on retrouve cette folie déterminante, un portrait identique d’une famille à la dérive au sein de laquelle chacun doit trouver sa place, des interrogations semblables sur la norme, sur la normalité et logiquement donc, sur l’exclusion. Ces deux œuvres possèdent cet optimisme, cette joie incroyable qui accompagne votre lecture/votre visionnage pour finalement vous laisser coi, ce signifie -de manière plus limpide- que mon visage n’était que bouche bée et larmes torrentielles. J’ai refermé le livre, j’ai lu le générique de fin de film, j’étais incroyablement moche mais heureuse avec, vous pouvez aisément l’imaginer, mon visage inondé de mascara dégoulinant et de bave dégoulinante. Bref, j’étais ignoble mais je remerciais la vie toute entière.

La couverture n’est pas jaune comme l’affiche de Little Miss Sunshine mais l’ensoleillement est pourtant bien présent. Annie est au milieu et elle rayonne. « Elle irradie ».

« Velma et Harold sont le frère et la soeur d’Annie. Annie est « différente » . C’est comme ça que les gens polis disent. Elle a un chromosome en plus. Et de la gentillesse, de la fantaisie, de l’amour en plus, aussi. Elle a un travail, des amis et une passion : les majorettes. Et Annie est très heureuse parce que, pour la première fois, sa troupe aura l’honneur de défiler lors de la fête du printemps de la ville.
Mais voilà, l’entraîneuse ne veut pas d’elle pour cet événement : elle n’est pas au niveau, elle est dodue… Bref : elle est « différente » . C’est bête et méchant. Ca mord Annie et les siens, presque plus. Alors, qu’à cela ne tienne : Annie défilera, avec son équipe brinquebalante, un peu nulle mais flamboyante. Ses majorettes un peu barjo. Ses barjorettes, quoi
« 

Annie est différente, c’est comme ça que les gens polis disent…

La différence. C’est le grand thème de ce roman. La différence et surtout la manière dont est perçue cette différence.

Parlons de la trisomie, tout d’abord. Naturellement, il y a une floppée de personnes intelligentes et sensées qui perçoivent Annie comme tout être humain devrait être considéré : avec bienveillance. Mais il existe encore des gens qui sont juste abjects. Sans même le cacher, comme ces clients du Little Asia Mini Market, dans lequel Annie travaille, qui la traitent de « mongolita » et qui lui font des allusions sexuelles à gerber. Ou plus insidieusement, comme l’entraineuse de l’équipe de majorettes qui refuse qu’Annie défile avec la troupe, lors de la fête du printemps. Et ça, ça donne juste envie de tout casser et si ça doit être la gueule du gars qui dit ou de la meuf qui fait, alors tant pis. J’aime tellement la réaction de la maman d’Annie après coup, lorsqu’Elodie, l’entraîneuse de l’équipe de majorettes, annonce son infâme décision. C’est narré par la jeune fille elle-même :

Oh mon dieu, que ça soulage de dire ça. Et de le lire.

Annie. Elle est belle, lumineuse, innocente. Elle ne sera jamais aussi bien décrite que par son grand-frère Harold et sa petite soeur Velma, qui l’aiment infiniment. Les trois enfants de la fratrie prennent tour à tour possession de la narration et rendent le récit vivant et criant de sincérité. Cela peut être également extrêmement douloureux. Car la naissance d’une enfant trisomique, c’est un bouleversement. Avec un impact sur chaque membre de la famille. Sur la famille toute entière. Il y est difficile pour Harold et Velma de trouver leur place et de se sentir aimés pour ce qu’ils sont eux, et non parce qu’ils ne sont pas Annie. Il est difficile pour la mère de ne pas vivre cette vie rêvée d’architecte épanouie alors qu’elle doit enchaîner les rendez-vous et vivre sa vie telle une Sainte sacrificielle, au détriment des besoins des autres, de ses besoins à elle. Difficile de ne pas se sentir coupable, de ne pas se dire « avec les enfants, j’ai tout raté. Je les ai gâchés ». Il est difficile pour le père d’arrêter de se cacher derrière l’humour ou de rester toujours détaché, quitte à faire penser qu’il ne sait plus aimer. Avoir un enfant trisomique, c’est un bouleversement. Ce serait si facile si chacun pouvait aisément se l’approprier, ce bouleversement. Mais on le sait, rien n’est acquis car rien n’est linéaire et prévisible. Dans toutes les familles, c’est ainsi. C’est plus long et douloureux pour certaines. Seulement, si l’amour est présent, même s’il est enfoui, il renaîtra. Et dans ce roman, il renaît. Et quelle renaissance. Simple. Basique. Basique. Simple. Comme dans la chanson d’Orelsan qu’ils choisissent pour leur représentation de « barjorettes ». Simple. Basique. Basique. Simple. Et remarquablement bordélique ! Mais c’est beau, le joyeux bordel, non ?

Harold et Velma sont également différents et souffrent de cette différence. Harold, c’est un jeune adulte doté d’une grande sensibilité mais qui la freine, volontairement ou inconsciemment, on ne sait pas trop mais on devine. Il a choisi de stopper ses études sans le dire à sa famille, ce qui entraîne quelques complications jusqu’au drame que l’on sait inévitable. De plus, il est homosexuel. Et s’il y aujourd’hui une tolérance bien plus grande par rapport à l’homosexualité -il était grand temps, bordel- il est toujours difficile de l’avouer à ses proches, surtout quand on a une famille à l’équilibre plus que précaire. Voilà pourquoi Harold n’ose pas avouer que Camille est Camille. Et pas Camille. Il n’y a qu’Annie qui sait. C’est sans doute la plus perspicace, la plus intelligente, n’en déplaise à ce gros connard de psy qui l’a diagnostiquée avec un QI de 52 et rien d’autre. « Faites le deuil de ce qu’elle ne sera jamais ». On a le droit de l’insulter, lui aussi et de lui souhaiter une gangrène des testicules ? Bref, Annie sait mais les autres ne voient pas ou ne veulent pas voir. Harold devra prendre du recul, s’éloigner quelques temps pour réfléchir à cette différence qui le constitue et qui reste à montrer au reste du monde. Et à sa place qu’il doit considérer. Ce n’est en rien plaisant. « J’en ai les larmes aux yeux, tout à coup. Je suis fatigué. Parce que c’est fatiguant, d’essayer. Toutes les heures. Et d’échouer, toutes les heures ».

Velma se sent différente, elle aussi. Elle a ce statut complexe de cadette et de celle qui arrive après. Après Annie. Toute la lecture durant, nous sentons ce poids qui la heurte, elle qui ne se sent pas légitime d’être née. C’est terrible de dire cela. C’est cependant ce qu’elle arrive enfin à exprimer à sa mère. C’est vital. Elle doit poser la question. Sinon, elle meurt, elle se meurt. « Pourquoi tu m’as faite ? » On ne peut pas s’établir en psy de pacotille et se demander si c’est à cause de cette culpabilité d’exister qu’elle ressent le monde avec une telle hypersensiblité mais on ne peut s’empêcher de se dire que cela fait d’elle une personne clairvoyante, dans le sens où elle voit la vie comme elle est. Parfois elle est moche et douloureuse, parfois elle est belle jusque dans ses moindres détails.

Oui, Velma fait des listes. Toutes aussi belles et vraies les unes que les autres. Et moi je fais des photos floues en fin de journée sur mon canapé à côté d’un petit garçon scotché à mon bras qui me fait trembler et qui rigole, en plus. Je le mets sur « ma liste des choses que j’aimerais éviter mais je ne peux pas parce qu’on ne rejette jamais un petit garçon choupinet scotché à son bras ».

Tous les personnages ont leur importance, leur sensibilité, leur manière de voir le monde et de cohabiter avec lui. Tous sont merveilleux. La grand-mère un peu foldingue mais fragile, la tante-dont-tout-le-monde-a-besoin, Hui évidemment, Camille qui bouscule parce qu’il faut, les poules confidentes, maman Zhou qui réalise des maillots de compétition comme un feu d’artifice avec des cristaux facettes blancs et des capes en plumes d’autruche roses. Tous ces personnages gravitent autour d’Annie et Annie est au milieu, elle fait office de soleil. C’est le « sentiment océanique » de Romain Rolland. Velma la décrit très bien, « cette impression soudaine de ne faire qu’un. De faire corps. Cœur commun. Avec l’univers tout entier ». Nous lecteurs, nous faisons partie de cet univers tout entier. Avec cette impression magnifique. Ce sentiment océanique. Qui nous fait nous sentir joyeux, libérés, vivants.

Alors, la fameuse différence dans tout ça ? Elle rend les gens meilleurs, plus sincères, aussi. Elle n’est pas faite pour éloigner les gens les uns des autres mais bel et bien pour les relier. Et pour leur permettre de trouver LA place, enfin, qu’importe si c’est celle d’une planète naine qui n’existe plus. C’est la place parfaite. Celle qui convient.

Romans pour ados

Faire chavirer les icebergs / Aurore Gomez / Magnard

« Tu sais Aurèle, il n’y a rien de plus beau qu’un iceberg qui chavire. Pour l’avoir vu, je peux te dire qu’on a l’impression d’assister à la naissance d’une montagne ».

Je ne pouvais commencer ce texte que par ça, comme ça. Par cette citation précise et pas une autre. Car, sachez-le d’emblée, aucune autre phrase ne reflète aussi bien l’entièreté d’un récit qui mêle de manière improbable mais magnifique le chaos d’une vie sur le point de changer et la splendeur de celle-ci quand enfin, la chrysalide devient papillon. Et puis, j’aime cette citation rien que parce qu’elle contient ce prénom, Aurèle. Parce que ça me fait penser à tous les prénoms des empereurs romains que j’affectionne (pas tous hein, Commode et Claude, ça fait moins rêver, on est d’accord). J’aurais adoré appeler mon fils Octave ou Auguste, César et surtout, Hadrien. Hadrien. Parce qu’à chaque fois que je l’aurais interpellé, j’aurais pensé aux mots somptueux de Marguerite Yourcenar. « Tout bonheur est un chef-d’œuvre : la moindre erreur le fausse, la moindre hésitation l’altère, la moindre lourdeur le dépare, la moindre sottise l’abêtit ». Quoique, en y repensant, si on y juxtapose une phrase du quotidien, ça devient un chouya bizarre. « Tout bonheur est un chef-d’œuvre : la moindre erreur le fausse, la moindre hésitation l’altère, la moindre lourdeur le dépare, la moindre sottise l’abêtit. Hadrien, range ta chambre ! » Voilà, j’ai abandonné l’idée, d’autant plus que si on n’a pas la ref, on risque de se dire que j’ai lâchement cédé à la mode de mettre des h partout dans les prénoms même quand on ne s’attend pas à avoir de h dans ces dits prénoms. Juhlia. Vhictoire. Lhucas. Basthien. Hadrien. Je ne juge pas. Ou peut-être un peu, si. Je présente ici mon Mea Culpa antiquement de circonstance. Pour clôturer le sujet, il faut bien avouer que prénommer mon fils comme un empereur, ça n’aurait pas fonctionné tout court. Les empereurs romains étaient de grands tordus sanguinaires. À divers degrés mais quand même. Est-ce que c’est vraiment l’image qu’on se fait d’un petit enfant choupinet et innocent ? Non. Donc, Oscar, quoi. Et ça lui va très bien.

Je m’égare, je m’égare, je m’égare. Mea Culpa bis.

Faire chavirer des icebergs. En dehors d’une réalité climatique certaine, cette expression est, vous l’aurez compris, une métaphore. De la vie de notre héros, Aurèle ou, en tous cas, de ce qu’il devrait faire de sa vie. C’est cette allégorie qui est représentée sur la première de couverture.

Contrairement à ce que l’on pourrait penser de prime abord, la vie d’Aurèle ne va pas prendre une tournure mélo-dramatique comme dans un téléfilm américain de TF1 du lundi après-midi. Il n’a pas véritablement de problème, ce genre de Problème, non, il y a juste une possibilité qui s’offre à lui, qui chamboule tout ce qu’il est profondément et qui va le pousser à se révéler aux autres. Vous n’avez rien compris à mon topo digne d’un résumé télé 7 jours d’un téléfilm américain de TF1 du lundi après-midi ? D’accord, d’accord. Lisez plutôt cette présentation de l’éditeur:

« Aurèle est ravi. En décrochant un stage de cinq semaines loin de chez lui, il va pouvoir prendre le large et s’éloigner de sa mère vraiment collante. Là-bas, c’est un tourbillon qui l’attend. Il travaille sur un incroyable chantier au bord des fjords, découvre un tout autre monde que le sien. Et surtout, très vite, il fait la connaissance de Matthias, dont le regard bleu pur et le charisme de dingue l’électrisent instantanément. Aurèle a beau savoir qu’il est en couple avec une fille, impossible de ne pas penser à lui ou de passer à autre chose. Et si c’était le moment d’assumer qui il est ? D’oser se dévoiler ? De faire chavirer l’iceberg, en quelque sorte ? »

Bon, avant de passer à la suite, il faut que je rectifie un élément du résumé ou, tout du moins, que j’apporte quelques précisions. Sa mère collante, elle est professeure-documentaliste. Oui, cela est énoncé comme ceci, texto dans le roman, et parce que j’ai rarement vu cette appellation écrite noir sur blanc, il fallait que le signale. Qu’elle soit collante, un peu parano, stressée de la vie à la folie, qu’importe, c’est une professeure-documentaliste collante, parano, stressée de la vie à la folie. Et ça c’est carrément cool.

Précision faite ! Revenons à ce résumé qui donne envie et qui évoque quasiment tout ce que vous allez lire de chouette dans ce récit, même s’il aurait fallu y ajouter les mots tricot, Dracaufeu et sorbet aux algues. On y reviendra plus tard.

Ce roman va vous dépayser, dans un premier temps. Certes, vous aurez toujours un pied en territoire connu sur quelques pages, mais vous allez aussi enfoncer l’autre pied dans ce territoire merveilleux des Grands Fjords. Et ce sera délicieux. Aussi doux et aérien que la chanson « Waves » de Dean Lewis que l’autrice conseille d’écouter en lisant la première partie du roman (j’aime beaucoup l’idée d’une playlist qui matche avec la lecture en cours). Vous allez découvrir la ville de Clarée, laquelle s’est construite à l’embouchure d’une rivière, en plein coeur du parc des Grands Fjords. Ciel, terre, océan, rivière, tout y est grandiose. Et, petit bonus, Clarée est la capitale du tricot. « Là-bas, c’est une institution. Il y a des cafés tricots où les gens se retrouvent avec leurs aiguilles et leurs pelotes. Même les hommes ». Même Aurèle ? Oui. Est-ce qu’il deviendra un dieu du tricot ? Spoil : non, mais il ressortira de ses tentatives tricotesques une production qui prendra tout son sens. Franchement, tout ça donne terriblement envie de décrocher nous aussi un stage à Clarée juste pour nous y immerger. Maintenant, là, tout de suite. Ce n’est pas comme si nous n’en avions pas besoin, en plus.

Parlons d’ailleurs, dans un deuxième temps, de ce fameux stage sur un incroyable chantier des Fjords. Que j’aime le fait que ce héros de ce roman soit en lycée professionnel, un établissement qui enseigne les différents métiers du bois, plus précisément. On a davantage l’habitude de découvrir des parcours standardisés, en filière générale dans des lycées lambdas. Mais ici, on a cette occasion remarquable, presque inespérée malheureusement, de prendre connaissance de la voie professionnelle. Et quand on saisit l’importance et la beauté de ce que va entreprendre Aurèle sur ce chantier, ça rend la chose plus admirable encore. En effet, l’adolescent va aider à créer des « bulles de vie », sortes de chambres individuelles, dans un Centre de Santé. Voilà. C’est essentiel de valoriser cette orientation et Aurore Gomez le fait admirablement bien. Surtout quand on sait que, parallèlement, certains réalisateurs et autres producteurs comme un certain Hanounou, tentent de mettre à mal une image d’élèves très souvent en souffrance dans des cursus scolaires considérés comme atypiques. Petit conseil bien bien bien orienté du jour : n’allez pas voir le film « Les Segpa » qui sort, qui sort quand déjà ? Je m’en fiche. Jamais, je l’espère. Valoriser ces parcours qui sortent de cette normalité brandie sans cesse, ces filières, ces élèves, ces enfants, il faut le faire. Absolument. J’ai été professeure-documentaliste deux années durant en lycée professionnel et je peux vous dire que si deux heures de route ne me séparaient pas de mon domicile, j’y serais sans doute encore aujourd’hui. Je travaillais dans un CDI recouvert de moquette, aménagé dans une ancienne salle de classe mais ce n’était pas important. J’ai créé un lien avec pas mal de ces grands gars de 16 ans et plus. Ça, c’était important. Et, si tout n’a pas été évident, j’ai vécu des moments de grande intensité grâce à eux. Notamment -et je suis obligée de m’épancher ici pour dégommer une fois pour toutes les préjugés- des instants hors du temps vécus dans une petite ville vosgienne qui possède un théâtre dont la scène s’ouvre sur la forêt. En une semaine, j’ai vu des miracles sur des jeunes hommes qui s’en contrefichaient, le premier jour, de pratiquer le théâtre dans une ville située à 45 minutes de leur lieu d’habitation. C’était pas l’Espagne, quoi. J’ai vu des adolescents se redresser, mais vraiment se redresser, d’autres parler, mais vraiment parler. Et lorsqu’au terme de leur semaine théâtrale, ils ont achevé la représentation qu’ils avaient préparée avec une comédienne, j’ai vu. Un truc indicible, presque. Sachez seulement que je n’étais plus moi-même lorsque je les ai contemplés sur scène, se tenant la main pour rejoindre la forêt au son de « Sabali » d’Amadou et Mariam. Je n’étais que larmes tant c’était beau, ce spectacle qui s’offrait à moi tel un cadeau. Bon sang, c’est ce genre de choses qu’il faut valoriser. Parce qu’il existe encore des gros cons -excusez-moi mais je suis obligée- qui pensent que la filière professionnelle est une sous-filière pour les sous-doués. Comme les grands-parents de Matthias qui, lorsqu’ils font la connaissance d’Aurèle, lui déclarent : « Un lycée professionnel« . « Avez-vous tout de même l’ambition de poursuivre vos études après votre bac ? » Vous visualisez le truc ? Et vous entendez ce ton condescendant ? Celui qu’on pourrait employer en ramassant la crotte encore chaude de son chien, sans les gants mais avec une mimique dégoutée de circonstance.

On se dirige vers un troisième temps, non ? Vous remarquerez que j’essaye d’écrire des articles davantage structurés. Le troisième temps est important. Car je vais vous parler du thème principal du roman : l’homosexualité. Depuis quelques années, il y a de plus en plus de romans jeunesse qui mettent en scène des adolescents homosexuels. Enfin. Merci. Ce n’était pas trop tôt. Et on apprécie. Aurèle fait partie de ces personnages mais ce qui est abordé différemment dans ce livre, c’est que l’homosexualité n’est pas présentée comme un problème car le véritable problème, il est autre pour Aurèle. Il s’agit d’avouer au beau Matthias qu’il est amoureux de lui. Ce genre de pas qui semble impossible à franchir tant l’enjeu est immense. Ce genre de pas que chacun de nous a fait ou fera un jour. Si on pouvait le faire bien, en justesse, délicatement, et pas comme des gros bourrins d’éléphants soldats en pleine marche militaire dans la jungle -ça vit dans la jungle les éléphants ?- ce serait encore mieux. Et, c’est vrai, il y a également la question de la révélation de l’homosexualité à son entourage et à sa mère -la prof doc flippée pour rappel. Cependant, la question n’est pas de savoir si Aurèle va le faire mais plutôt de savoir quand il va le faire. Cette appréhension est énoncée dès le tout début du roman.

Mais sinon, on est d’accord, non ? Freddie Mercury était un mec épatant. D’ailleurs il EST épatant. Freddie Mercury, c’est comme Elvis, en fait il n’est jamais vraiment mort. Parole de prof-doc collante, parano et un peu stressée de la vie mais pas mal fan de Queen, aussi.

Si vous avez bien lu cet extrait, vous avez deviné qu’ Aurèle possède un sens de la dérision hors du commun. Quitte à oublier qu’il est temps de dire les choses, sérieusement. Mais ça, ça prend parfois un peu de temps. Il y a, avant toute chose, une histoire d’amour à vivre et entre Aurèle et Matthias, ça ne déconne pas. On est sur du high level (oui, je spoile un peu mais je ne peux pas ne pas vous parler de cette histoire d’amour qui finit par aboutir, et pas à la toute fin du récit, dieu merci, on n’est pas en train de regarder l’épisode 15678 des « Feux de l’amour »). Elle est bien trop belle, cette histoire. Elle est poussée par des déclarations comme on les aime…

« Aurèle, je t’aime. Comme un dingue. J’aime ta franchise. J’aime sentir que je t’ai blessé par maladresse. J’aime la façon dont tu exprimes tes sentiments. J’aime tes yeux, qui cherchent à savoir si je ne mens pas, et ton corps musclé ».

Et aussi de jolies premières fois dont LA première fois décisive, qui se vit dans une soupente poussiéreuse et même que c’est beau, malgré la poussière, les petites bêtes et tout ce genre de choses qui ne font pas rêver, en général.

Néanmoins, l’homophobie n’est pas occultée dans ce roman. Il y a des réalités qu’on n’aimerait pas lire et encore moins connaître. Mais elles existent. Et elles sont dites ici.

Matthias a été victime et ce, doublement. Car il n’a pas seulement subi la violence, il a aussi été sanctionné par son établissement scolaire pour s’être défendu. Alors bien sûr, il faut parler d’amour, du grand Amour, mais aussi de ce qui est moche et insupportable. Peut-être qu’un jour, à force de dénoncer et surtout, de parler, les amoureux homosexuels pourront vivre naturellement. « J’enviais le couple hétéro qui se roulait des pelles à quelques mètres de nous. Ils pouvaient exposer leur amour aux yeux de tous. Est-ce que serait possible, un jour, pour nous ? ».

1.2.3 et 4 ! Quatrième temps. Les personnages. Ceux qui gravitent autour d’Aurèle et de Matthias. Ils sont tous géniaux et ils possèdent tous leur importance à un moment ou à un autre du récit. Il y a Will, le presque-frangin débarqué dans la vie d’Aurèle en même temps qu’un beau père sympathique qui a toujours une main réconfortante à poser sur une épaule. Des copains aux noms de Pokemon (Dracaufeu ! Dracaufeu, quoi). Un maître de stage aussi bienveillant qu’un père et que tout père devrait être. La maman prof-doc qui, en réalité, n’a de rien d’une psychopathe psychotique, c’est simplement une maman et une maman a peur, par essence, non ? Et enfin, il y a une nouvelle amie, waouh. Sensationnelle Louisa. Aurèle la rencontre à l’aéroport alors qu’il se rend à Clarée pour la première fois. Leur rencontre est… comment dire ? Assez atypique. Disons que le soutien-gorge tombé du sac de Louisa se retrouve malencontreusement accroché au pull jaune moutarde d’Aurèle, « un peu comme une guirlande sur un sapin de Noël ». Cela ne gêne pas Louisa le moins du monde. Elle est ainsi, spontanée, pleine de vie, attachée aux choses essentielles, le reste on s’en fout, après tout. Et le tricot en fait partie, de ces biens essentiels. Vous passerez de nombreux passages en compagnie de Louisa dans le café tricot qu’elle affectionne particulièrement. Certains évènements décisifs peuvent même se dérouler dans des cafés tricots. J’aime tellement Louisa. C’est comme si son personnage était entouré d’une aura lumineuse faite pour éclairer la vie de tous. Y compris celle des lecteurs. C’est pas fou, ça ?

On en arrive à la conclusion. Elle va être simple et je l’espère quelque peu délicate, à l’image du roman. Je suis éprise de ce livre, j’image que cela doit se ressentir. Je crois qu’outre tous les messages primordiaux et par moment graves qu’ils nous transmet, je l’aime profondément parce que c’est un livre joyeux. Et cette joie, je m’y accroche corps et âme. Le bonheur est aussi simple qu’un p’tit meeting amical sur la plage consacré à refaire un monde qu’on aime gentiment détester. Sans oublier les éléments IN-DIS-PEN-SA-BLES pour que ce moment joyeux soit parfait : une jolie couverture en patchwork, des flûtes traditionnelles de la région des Grands Fjords et un bon sorbet de glace aux algues.

Vous avez là l’occasion de revivre cette insouciance qui semble s’échapper de notre vie, actuellement. Grâce à ce roman, on peut à nouveau. On peut. Et c’est si précieux.

Bandes dessinées / Mangas, Coups de cœur

L’année où je suis devenue ado / Nora Dåsnes / Casterman

Je ne sais pas vous, mais plus on grandit plus on a tendance à rayer de notre esprit les états incroyables dans lesquels nous nous mettions lorsque nous étions jeunes, vraiment jeunes. Peut-être que vous l’êtes encore, vous ? Ou peut-être que vous n’avez pas oublié ces situations si particulières. Quand nous nous embrouillions avec nos amis et que cela engendrait des histoires qui nous dépassaient par leur immensité romanesque. Quand nous avions un crush sur un garçon/une fille, que nous ne dormions pas huit jours avant le jour J, celui du rendez-vous, celui du cinéma et de la main certainement moite qui effleurera sans doute la nôtre. Quand nous vivions des moments gênants ou de grands malheurs et que nous n’attendions qu’une seule chose : dormir et éventuellement mourir (mais en musique avec la musique la plus triste de toutes les musiques tristes. Je suis certaine que vous voyez exactement ce que je veux signifier par là).

Vous avez oublié tout ça, vous ? Ça peut arriver et ce n’est pas grave. Après tout, ce n’est que la faute de la vie pas-cool-parce-que-la-plupart-du-temps-elle-est-loin-d-être-magique-d-ailleurs-j-ai-du-linge-à-étendre. Mais ce serait chouette si on pouvait y repenser. Ou le vivre. Ça peut arriver. Tout est possible. Comme lorsque vous retombez amoureuse, à 31 ans, après avoir mis un mec dans votre caddie à gauche de votre écran d’ordinateur après que lui-même vous ait jeté un sort avec une baguette magique virtuelle. J’y reviendrai peut-être un jour, sur ce truc dingue mais dingue qui te bouscule à tel point que tu oublies que tu n’as pas étendu tes fringues depuis deux jours.

Tout cela pour vous dire que cela se produit, encore, de ressentir tout ce bordel d’émotions. Ou alors, à défaut de le vivre, un livre -oui, un simple livre- peut vous ramener à ça, à ce qui vous faisait vous sentir si vivant que vous aviez peur d’en décéder. Hé hé. C’est un peu ce qui m’est arrivée avec ce joli roman graphique. C’est comme s’il m’avait pris par les épaules, me les avait secouées et m’avait crié à l’oreille : « eh oh t’as oublié, ou quoi ? » Il faut bien évidemment que je fasse ici une mise au point : bien sûr, je réalise toujours avec émotion, en ouvrant les yeux le matin, que je me réveille avec l’être aimé. Et c’est toujours aussi bien ! Simplement, je ne sors plus du lit en mode ninja pour me brosser les dents en mode ninja-qui-se-brosse-les-dents-oui-j-aime-un-peu-trop-les-tirets, pour ensuite revenir me blottir contre cet être aimé l’air de rien. Quoique, c’est peut-être ce qu’il y a de plus beau dans l’amour : le fait qu’après plusieurs années passées ensemble, même avec votre vieux t-shirt de Motörhead et votre haleine qui laisse à désirer, celui qui est à côté de vous vous aime de manière aussi évidente qu’au premier jour, et vice-versa. Rien ne changera ça, pas même du colgoute spécial dents blanches au charbon. Quoi, je m’égare? Encore ! Pas possible !

Lorsqu’on a ce roman graphique en main, on ne s’attend pas vraiment à lire ce qu’on va lire. Enfin, pas tout à fait. La couverture est très chouette mais on la regarde différemment une fois le récit terminé. Elle n’est plus chouette. Elle est évidente. Elle raisonne alors avec tout, tout ce que vous avez lu, tout ce que vous avez vu, au long des quelques 200 pages.

Tout est différent, après. On ne voit plus de la même façon la forêt, la musique qui s’échappe du casque, les regards en arrière-plan, les mains dans les poches.

Ce roman graphique de Nora Dåsnes est traduit du Norvégien mais, très honnêtement, l’histoire pourrait se jouer n’importe où. Elle est universelle. Il n’y a qu’à moi que cela ait quelque peu posé problème car il a fallu que je recherche le caractère spécial å pour écrire le nom de l’autrice. J’ai appris, d’ailleurs, grâce à notre cher Wikipédiou, que la lettre å constitue aussi un mot à part entière, en danois, suédois et norvégien et qu’il signifie ruisseau ou rivière. C’est joli, je trouve, non ? Cette image s’accorde bien avec ce récit dans lequel la nature occupe une place importante. C’est une belle analogie que nous tenons là.

Je crois qu’il n’y a pas besoin de commentaire. Ou peut-être que si. Cette cabane. Cette petite fille qui s’en va écrire dans son journal en une douce fin d’été. Cette illustration montre peut-être exactement ce à quoi pourrait ressembler une petite fille avant qu’elle ne connaisse les tourments propres à l’apprentissage de la vie, lorsque l’on devient adolescent.

Au tout début de ce roman graphique, on apprend qu’Emma a passé un été tranquille, apaisant. Un été simple, qui lui ressemble. On imagine -puisqu’on apprend à la découvrir à travers son journal intime- qu’elle a joué de la clarinette et qu’elle s’est gavée de bonbons acides à la fraise. Qu’elle a dessiné dans son carnet, bien sûr. Ce qui est certain, c’est qu’elle a profité de bons moments avec son père -le meilleur père au monde de toutes les histoires des pères fictifs, je vous le dis- jusqu’au dernier jour, celui qui marque la fin de l’été parce qu’ils savourent tous deux les dernières glaces du congélateur. C’est doux, comme ambiance. C’est chaleureux et reposant, comme une belle et longue journée d’été. Rien ne présage que ce sera différent désormais. Parce qu’il y a bien encore deux mondes séparés pour Emma : celui du collège qui est un monde fermé, ennuyeux, marqué par les obligations, et celui de la forêt, qui renferme une cabane (ou plutôt une base), des combats de bâtons et un joli sentiment de liberté.

Regardez, il y a un petit ruisseau derrière. Un petit å.

Sauf que ! C’est la rentrée en cinquième et tout change. Tout ce monde qu’elle s’était construit, fait de poursuites dans la forêt et de grandes discussions avec Bao et Linnéa, ses deux copines de toujours, s’écroule. Disons plutôt qu’il s’effrite, petit à petit. À cause de quoi ? De l’amour évidemment ! Quel fourbe, celui-là.

L’amour, c’est trop débile ! Car Linnéa tombe amoureuse et fait vaciller le trio gagnant. Cela peut nous faire sourire, nous les adultes, mais tout se passe exactement comme cela quand on grandit. L’amitié est mise à rude épreuve et la façon dont on peut réceptionner cette fragilité nouvelle peut être vécue de manière très intense.

L’histoire qui se joue dans ce roman graphique pourrait être celle de toute jeune fille d’une douzaine d’années qui se situe à ce moment exact de sa vie où elle n’est plus une enfant mais pas encore une adolescente. Ce n’est pas le moment le plus confortable d’une existence parce qu’il y a toutes ces questions existentielles qui taraudent celui ou celle qui les vit. C’est ça : il y a peu, dans la tête d’Emma, elles n’existaient même pas, ces questions. Tout était beaucoup plus simple. Aussi simple que de déguster les lasagnes du meilleur papa de tous les papas fictifs, un samedi soir, sur le canapé. Désormais, elle n’arrête pas de penser à cette histoire de maturité. Qu’elle soit une fille-qui-a-des-histoires-d’amour ou une fille-qui-n-a-JAMAIS-d’histoire-d’amour (je suis ici obligée d’insérer une parenthèse chère à mon coeur pour vous dire à quel point je suis heureuse de voir qu’il y a aussi des autrices qui utilisent des tirets chers à mon coeur pour appuyer des expressions).

Ce que j’aime particulièrement, dans ce roman graphique, c’est la vérité justement retranscrite, que ce soit avec les images ou avec les mots. Parce que, clairement, il n’y a aucune facilité ni chemin tout tracé dans la vie. Vraiment, vraiment pas de chemin tout tracé. Encore moins en amour. Malgré tout ce qu’on a pu assimiler en la matière, depuis l’enfance. Je veux parler de cette image normée de l’amour. Rien n’est pas facile, surtout si les sentiments ne s’accordent pas avec les représentations longtemps imprégnées en nous.

Et puis Emma réalise elle aussi qu’elle est amoureuse – après bien des questionnements. Ben oui, comment on sait si on est amoureuse ? Linnéa lui apporte des pistes de réflexion : On le sait, c’est tout on le sent dans le ventre et puis on pense tout le temps à la personne et on trouve que c’est lui le PLUS BG de tout le collège !! et puis on devient un peu parano on le stalke sur Snapchat et tout. Oui, être amoureux, ça ressemble à ça mais chacun peut adapter cette version à sa propre vie – et à son âge, parole de presque quarantenaire (Oui ? Ben oui). C’est génial d’être amoureuse, c’est ce qu’Emma attendait pour être enfin cette fille mature, pour être comme les grands, les adolescents, les adultes. Et puis, c’est si chouette de se sentir amoureux. C’est comme être pleine de soda à l’intérieur. Comme se réveiller un matin de Noël.

Néanmoins, cela fait peur à Emma. Pourquoi ? On revient à cette fameuse image normée de l’amour qui est sensée coller à nos sentiments. Elle ne colle clairement pas avec ceux de la jeune fille. Emma est amoureuse de Mariam. Cela est compliqué à gérer, pour elle. Parce qu’il y a cette adrénaline que l’amour déclenche et qui est génialement flippante -cette peur est plutôt sympa et facile à apprivoiser- mais il y a aussi cette angoisse viscérale du regard des autres et celle-ci n’est pas celle qui te pousse à gravir mille Everest alors que tu n’as jamais fait une rando de ta vie. Elle est davantage du genre à te figer sur place, comme si tu ne faisais qu’une entité mi-homme mi-goudron avec le sol. Alors imaginez si l’on rajoute quelques complications amicales voire quelques trahisons…

Heureusement, il existe des personnes, que dis-je des piliers. Qui, quoi qu’il vous arrive dans votre vie, sont là. Juste là. Vous voyez où je veux en venir ? Vers qui ? Mais oui, vers ce père, le meilleur père de l’histoire des pères fictifs. Non seulement il fait les meilleures lasagnes du monde mais il fait partie de ce genre de specimen peut-être devenu trop rare qui écoute puis qui énonce simplement les mots qu’il faut. Les mots parfaits.

Le personnage du père est l’un des mes personnages préférés de ce roman graphique, vous l’aurez compris. Je crois que je suis tombée un peu amoureuse (pardon, mon amour mais ce n’est qu’un crush romanesquement fictif). D’autant plus qu’il a de très très bons goûts musicaux.

Est-ce que ça se fait de demander à Emma si je peux épouser son papa ? Mon amour, tu sais peut-être ce qu’il reste à faire…

Nous ne connaissons pas l’histoire d’Emma et de son papa. Pourquoi vivent-ils seuls ? Emma en souffre-t-elle ? Ne sont relatés que des moments d’une justesse infinie. Que ce soit des discussions à cœur ouvert ou des interrogations drôles mais existentielles sur la façon la plus propice de réagir quand on est père d’une fille qui devient ado. Il y a tant de tendresse dans ce récit. Elle est à son apogée avec la scène démontrée ci-dessus mais elle se ressent tout au long de la lecture. Jusqu’à la fin qui est sublime. Les dix dernières pages sont d’une beauté indéniable. A l’image de tout le roman. Mais alors, la fin. Il est difficile de s’en remettre. Âmes sensibles, ne surtout pas s’abstenir !

Ce roman graphique est à mettre entre toutes les mains. Que vous soyez préado, ado ou adulte. Pour maintes raisons. Pour accompagner les sentiments terrorisants et parfois contradictoires que vous ressentez. Pour comprendre les autres et les regarder différemment, au-delà des apparences et surtout des normes. Pour se souvenir et se rappeler que tout ce remue-ménage d’émotions, c’est ce qui nous rend vivants. Alors, n’oublions pas et vivons. Vraiment !